Il est tard sur la terre

Béla Tarr a annoncé que Le Cheval de Turin serait son dernier film, et quelque chose nous dit que l’homme a mûrement réfléchi avant de prendre sa décision. Son dixième opus n’est pas vraiment une œuvre testamentaire (tous les films de Béla Tarr ressemblent à un dernier film), mais plutôt une cérémonie funèbre, un conte philosophique, une allégorie mystique, une expérience narrative et sensorielle, le geste fou d’un cinéaste libre qui atteint là une simplicité et une pureté saisissantes.

D’où vient le film ? En 1889, Nietzsche est à Turin ; croisant un cheval d’attelage épuisé et frappé par son cocher, il s’approche de l’encolure et l’enlace en pleurant, puis il rentre chez lui et sombre dans la folie. Il n’en sortira plus jusqu’à sa mort, onze ans plus tard. Cette célèbre anecdote aurait pu fournir un synopsis à bien des cinéastes, mais Tarr, quand on lui montre la lune, n’est pas du genre à regarder le doigt… Quelque part dans la campagne (hongroise, quoique rien ne le souligne), un fermier et sa fille, et leur vieux cheval d’attelage. Le vent souffle furieusement. Voilà le programme; le film dure deux heures trente. Ce qui intéresse le cinéaste ? Ce qu’est devenu le cheval de Turin.

Erika Bók dans "Le Cheval de Turin"

© Blaq Out

De quoi Le Cheval de Turin est-il le nom ? Le film s’ouvre sur un plan séquence absolument stupéfiant, qui suit l’attelage à travers un paysage désolé balayé par les bourrasques. Portés par l’envoûtante musique de Mihály Vig ( leitmotiv lancinant qui va ponctuer la trame du film, c’est-à-dire six jours de la vie du fermier et de sa fille), nous sommes comme happés par cette première séquence. Tarr, par le sortilège de sa mise en scène hypnotique, provoque dans cette ouverture un état de sidération, et sans vraiment s’en rendre compte le spectateur vit dans le film, ou plutôt, pour paraphraser Nietzsche lui-même et citer Serge Daney dans une même formule, à partir de là, c’est le film qui nous regarde.

Ces deux personnages vont vivre avec nous, devant nous, au rythme des jours et des nuits, la litanie des gestes simples et quotidiens : le lever, l’habillage, la cuisson des pommes de terre, le repas, l’aller-retour au puits, la traversée de la cour pour atteler le vieux cheval, tout cela six fois, puisque tout se déroule en six jours. Deux visites viennent malgré tout rompre la monotonie de cette vie austère, celle d’un voisin en manque de barack pálinka (l’eau de vie locale), qui se lance dans une puissante tirade métaphysique (une des clés du film, pour ceux qui veulent du sens), et celle d’un groupe de voyageurs bohémiens que le vieillard atrabilaire chasse dès qu’ils ont posé le pied dans sa cour.

Mihály Kormos dans "Le Cheval de Turin"

© Blaq Out

Donc a priori rien de très passionnant dans ce canevas à côté duquel Dreyer et Tarkovski (souvent cités pour situer la galaxie tarrienne) font presque figure de joyeux drilles. Mais la mise en scène de Béla Tarr rend le moindre geste, le moindre rituel fascinants, en leur donnant une densité et un relief auxquels le cinéma semble avoir renoncé depuis que la notion de « rythme » est devenue synonyme de « vitesse ». Jamais figée dans un esthètisme vain et creux, l’écriture filmique de Tarr atteint une simplicité confondante : peu de plans fixes picturaux, aucun mouvement de caméra virtuose et gratuit mais de lents travellings sculptés dans la durée (l’opérateur steadycam mériterait une Palme d’or à lui tout seul), transformant l’espace du décor (une pièce d’habitation et une cour de ferme) en un pur espace mental, et éveillant chez le spectateur « une conscience aiguë du moment ». Le thème musical, un ostinato qui mêle le pathétique au tragique, les clair-obscur de Fred Kelemen, et les circonvolutions de la caméra nous disent que quelque chose de grave va arriver, et que nous devons nous y préparer.

Selon Tarr lui-même, « le film illustre la mortalité à laquelle nous sommes tous condamnés, avec cette profonde douleur que nous ressentons tous ». Les vingt dernières minutes du film, sereines et désespérées, nous n’en dirons rien, sinon qu’elles sont sublimes et font résonner en nous ces répliques de Fin de partie de Beckett :
– Hamm : Quelle heure est-il ?
– Clov : Zéro.

 

Sortie nationale le 30 novembre 2011

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