Quand le Diable prend son temps

 

Mieux vaut Tarr que jamais. À ceux qui ont entendu parler de cette fresque de 7h30, chef-d’oeuvre de 1994 aussi chronophage pour un spectateur qu’il fut boulimique en pellicule… Arbelos et le Hungarian Filmlab sonnent aujourd’hui l’heure d’une restauration 4K du Tango de Satan, distribué en France par Carlotta. Par souci d’exploitation en salles, le film a été séparé en trois parties. L’occasion, et nous insistons sur ce point, de conjurer vos appréhensions et d’entrer dans la transe envoûtante que nous propose ce film, unique en tout point.

 

« Au fil de mes films, je me suis débarrassé des artefacts du storytelling. Le cinéma, c’est avant tout une question de sensations : de l’image, du son, du rythme et une véritable situation humaine. Rien de plus. »

Béla Tarr

 

Adaptation du roman éponyme de László Krasznahorkai, le film, écrit à quatre mains, devait initialement être tourné en 1985, mais le contexte politique de l’époque n’y était pas favorable, car le Parti Communiste alors au pouvoir en Hongrie freinait considérablement le projet. Il tourna ainsi d’abord Damnation, adaptation là-aussi d’une oeuvre de Krasznahorkai. Après la sortie du film et une parenthèse ouest-berlinoise de quelques années, le contexte socio-politique s’assouplit en Hongrie et permet un tournant majeur dans l’oeuvre de Béla Tarr, qui revient dans son pays natal et prépare la réalisation du Tango de Satan. Il sera monté par sa femme Agnes Hranitzky avec qui il travaille sur tous ses projets depuis L’Outsider en 1981. Le Tango est reconnu aujourd’hui comme un monument de l’histoire du cinéma ; par son volume comme par la finesse de ce qui s’y joue. Nous le découvrions à la fin du mois de janvier au Festival Premiers Plans d’Angers (qui consacrait une rétrospective entière à l’oeuvre de Béla Tarr), en fin de festival. Qui étaient les spectateurs désireux d’assister à un film noir et blanc d’une telle durée, en langue hongroise, cousu de plans séquences d’une durée moyenne de 3 minutes par plan, et qui enracine son intrigue dans la gadoue froide d’une ferme en automne ? Allaient-ils y survivre ? Spoiler : oui, et la salle n’a pas désempli. Nous vous conseillons d’ailleurs, si vous le pouvez, de tout voir dans une même journée. Avant que vous ne vous précipitiez en salle pour (re)découvrir le film, voici quelques images et impressions qui nous reviennent comme des éclaboussures… 

 

2020 © Le Tango de Satan – CARLOTTA FILMS

 

Dans une petite communauté paysanne à la population vieillissante et quelque peu décadente, l’arrivée de deux énergumènes qu’on croyait morts fait grand bruit. Bousculés par des discours nouveaux et l’évidence d’un monde en perdition, les habitants doivent choisir entre la petite mélodie du quotidien et les cloches lointaines d’un idéal commun. Le film aborde tout ce qui relève de l’hubris, comme la cupidité, l’orgueil, l’addiction, conduisant au désespoir et au délitement des liens humains. 

S’il ne se caractérise certes pas premièrement par l’histoire, le film est mené comme une danse, via un dispositif de narration très proche du tango car il procède de nombreux allers-retours dans le temps. Six pas en avant, six pas en arrière : le film est bâti en douze chapitres, la plupart se faisant écho car situés sur la même temporalité, dans la peau de personnages différents. 

 

2020 © Le Tango de Satan – CARLOTTA FILMS

 

S’il est question de sensations, celles qui nous submergent en voyant le Tango de Satan sont peut-être davantage liées à une expérience du théâtre. Un théâtre où la scène devant soi glisserait pesamment d’un bout à l’autre d’un champ labouré ; d’un étage à l’autre d’une grange éventrée reconvertie en lupanar ; le long des pièces en enfilade d’un manoir ouvert aux quatre vents ; sur un chemin cahoteux, qui ne mène nulle part sinon à la fin de l’enfance. Un théâtre, car le théâtre ne triche pas avec la mesure du temps et le temps est le principal composant de l’expérience. Celle de l’ennui, de l’insupportable, de l’espérance aussi. Parfois aussi un théâtre de marivaudage, où la caméra s’invite de part et d’autre du paravent, de là où s’insinue la tension de celui qui ne doit pas être vu, ou encore de là où peut contempler celui qui sait n’être vu de personne. Ouvrir et clore les chapitres par une voix off, façon coryphée d’une pièce tragique, comme un ultime regard sur les scènes et pour permettre, enfin, l’élévation spirituelle.

Chez Béla Tarr, on ne sait jamais dans quelle mesure le cadre suit ce qui advient d’accidentel, ou si sa maîtrise va jusqu’à dompter la nature et les éléments. Le film est constamment balayé par une pluie qui fouette l’image et le son, installant un ronronnement anesthésique dans la durée. L’impermanence des choses est représentée par le vent ; des pages arrachées qui voltigent dans la tempête que semble provoquer les travelings (Xavier Dolan aurait-il donc un maître ?), des volets qui grincent, des fenêtres ajourées qui laissent siffler le vent au-dehors… quand les phénomènes météorologiques ne recouvrent pas une part divine, miraculeuse. Un autre surgissement de la nature très présent dans le film est celui des animaux : la magistrale séquence d’ouverture montre d’ailleurs la dispersion d’un troupeau de vaches sortant de l’étable, préfigurant la dispersion des liens sociaux. Elle qui nous fait dire que personne n’a jamais aussi bien mis en scène… des animaux. Qu’il soit question de plumes ou bien de poils, Béla Tarr semble prendre un patient plaisir à montrer à quel point les animaux reflètent les humains — non que le but soit de leur prêter des intentions humaines — mais plutôt de souligner leur inquiétude, leur contradictions. La chouette alerte sur le manque de lucidité quand le chat alerte sur le déficit d’amour. Une séquence en particulier, qui pourra heurter les spectateur·rices sensibles (et nous en faisons partie), vient repousser les limites du soutenable, et donc, de ce que peut être le cinéma… Satan ne connait pas la demi-mesure, vous voilà averti·e ! [Pour autant, après vérification, aucun animal n’a été blessé pendant le tournage, NDLR]  

 

2020 © Le Tango de Satan – CARLOTTA FILMS

 

S’il est un excellent chorégraphe pour animaux et mini tornades, le cinéaste hongrois dirige tout aussi bien les corps humains. On a peut-être en tête la fameuse séquence des Harmonies du Werckmeister, sorti sept ans après le Tango de Satan, où la caméra suit les trajectoires chaotiques de corps soûls qui se percutent comme des électrons libres… directement inspirée d’une séquence du film. La mise en mouvement des personnages joue sans cesse avec celle de la caméra, qu’elle vient contrarier, envahir, ou déserter… On reconnaît d’ailleurs l’emprunte qu’a laissée Tarkovski (véritable idole de Béla Tarr) à son élève quand il s’agit de capter les corps évoluer dans un paysage en perspective ; à la manière de la séquence d’incendie dans le Sacrifice, par exemple.  À chaque carcasse sa quête, induisant une démarche, une vitesse, une force d’inertie, un tic répété. Celle du médecin, personnage beckettien par excellence auquel sont consacrées deux chapitres, est sans doute la plus intéressante. Son corps culbute, se cogne, vrille lorsqu’il n’est pas en position stationnaire, engoncé dans le fauteuil qui fait face à la fenêtre de la cour de ferme. Chaque mouvement devient un rituel très millimétré, répété jusqu’à — littéralement — plus soif. Bela Tarr se crée un double maléfique à l’intérieur du film : ce personnage de notable déchu, aigri, devenu cette outre à eau-de-vie impotent, possède dans son tiroir un carnet pour chaque personnage du hameau (donc du film), carnets sur lesquels il inscrit les moindres observations depuis sa fenêtre, les maigres rumeurs du monde extérieur qui lui parviennent de sa coursière ; comme un brouillon de scénario ou une bible de personnages. Ses jumelles, ultime outil qui lui sert à prolonger ses sens et par lesquelles nous sommes nous, spectateurs, des voyeurs, sont quelque part sa caméra à lui, metteur en scène de son imaginaire délirant. Au sein de cet enfer de cynisme et de paranoïa, on se prend pourtant à aimer chaque protagoniste, qui dans des éclairs de génie de mise en scène peuvent parfois revêtir l’allure de personnages comiques.

 

2020 © Le Tango de Satan – CARLOTTA FILMS

 

 

Maintenant, la plupart des films ressemblent à des dessins animés. Ils ignorent le « temps ».

Béla Tarr

 

Au terme de cette expérience de l’isolation dans la fange des grandes plaines hongroises, frottement entre notre monde de sollicitations incessantes et ce colosse cinématographique de 1994 magnifiquement restauré, on réalise que l’aventure n’a rien d’un défi, et lorsqu’est bouclée la boucle narrative, on aurait envie que cela continue encore. On se surprend, les jours suivants, à regretter ces plans séquences où il est impossible de tricher, où un visage contourné par l’arrière fait l’effet d’un frisson dans la nuque, et la traversée d’un champ sous la pluie celui d’un frisson au bout des pieds. L’Œuvre du cinéaste est pourtant a priori complète, car, estimant que toutes sa pensée ayant été couverte par ses films, Tarr a annoncé que le Cheval de Turin, sorti en 2011, serait son dernier long-métrage. Il officie maintenant comme professeur à la Film Akademie de Berlin, où l’on espère que naîtront d’aussi grands cinéastes.

Suppléments : 

3 préfaces de Damien Marguet
Maître de conférences au département Cinéma de l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Damien Marguet présente chacune des trois parties qui composent Sátántangó.
Entrez dans la danse ! (30 mn)
Damien Marguet revient sur la genèse de ce film hors norme conçu sur une période de 9 ans et livre différentes grilles de lecture pour aborder cette œuvre clé dans la carrière de Béla Tarr.
. Bande annonce 2020

Sátántangó (Hongrie – 1994) de Béla TARR, avec Mihály VÍG, Putyi HORVÁTH, Miklós B. SZÉKELY, Erika BÓK, László FELUGOSSY, Alfréd JÁRAI.
Coffret Blu-ray sorti chez Carlotta

 

 

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A propos de Antoine HERALY

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