Nicolas Roeg – "Enquête sur une passion" (Blu-Ray)



Le travail de directeur photo de Nicolas Roeg sur des films aussi marquants que Le masque de la mort rouge de Corman, Farenheit 451 de Truffaut ou Petulia de Lester a parfois éclipsé son parcours de cinéaste atypique, avec des oeuvres aussi belles que Walkabout ou Don’t Look now. Réalisé en 1980, le bouleversant Bad Timing (Enquête sur une passion en français) est une étude impressionnante du couple et de l’amour qui atteint des sommets dans sa forme fragmentaire.

Le visage effacé dans l’ombre, dans leur appartement respectif, un homme et une femme contemplent debouts, tels face à un miroir, un tableau de Klimt : face obscure de l’être reflétée dans l’image de la sensualité. On retrouve les deux protagonistes dans une exposition du peintre viennois devant le célèbre Baiser, mais toujours séparément, au point que le spectateur se demande s’ils la visitent ensemble. Cette étonnante scène d’exposition – au sens propre comme au figuré – sera reprise un peu plus tard durant le film, complétée, replacée dans son contexte, et la peinture viennoise – qu’il s’agisse de tableaux entr’aperçus dans une chambre, d’un livre ouvert sur un lit ou d’une carte postale sur une commode – fera office de véritable fil d’Ariane.

 Le Baiser de Klimt, miroir des personnages

Dès la séquence d’ouverture d’Enquête sur une passion, la mise en scène de Nicolas Roeg privilégie à la linéarité chronologique un temps éclaté, un temps de l’association d’idées. L’enchainement d’images reliée par le seul thème du tableau est fluidifié par l’emploi de An Invitation to the Blues de Tom Waits que viendra interrompre le bruit d’une sirène d’ambulance, nous ramenant ainsi brusquement au présent de l’action, celui qui voit Milena transportée entre la vie et la mort vers l’hôpital après sa tentative de suicide : dès lors le chassé croisé entre deux temporalités reconstituera à rebours, pas à pas « comment on en est arrivé là ». Avec plus de promptitude, nos regards auraient déjà pu percevoir dès la première séquence un premier signe du destin : le plan précédant s’attardait sur un autre tableau, représentant une figure funèbre enlaçant une jeune femme, comme si la mort, contenue dans l’amour même, venait relier les amants. Ce n’est pas la première fois que Roeg emploie l’oeuvre d’Art comme prémonition. Déjà dans Don’t Look know, la tache rouge qui imbibait la photo constituait le présage de la noyade de l’enfant.

 
L’art comme une prémonition chez Roeg : l’enchainement fin du générique /première séquence de Bad Timing, et…
… la photo tachée/la scène traumatique de Don’t look now

Le sens profond d’Enquête sur une passion semble contenu dans ce Baiser de Klimt et Mort et jeune fille d’Egon Schiele qui lui fait écho, anticipant déjà sur la suite du film. Chez Klimt, les amants s’aiment dans des couleurs mordorées mais toute une distance les sépare déjà. Leurs expressions mêlent la douleur au plaisir. Si l’homme embrasse fougueusement la femme, cette dernière détourne a déjà détourné la tête dans le sens opposé, comme écartelée entre l’attirance et la répulsion… Roeg montre ainsi ce double visage de la passion, de la tension érotique à la douleur. Il met en scène des individualités prisonnières de leur passion mais incapables de s’aimer. Enquête sur une passion dresse un portrait extrêmement cruel des rapports amoureux qui préfigure déjà Eyes Wide Shut dans sa manière d’explorer les rouages occultes du couple. A ce titre, le choix de Vienne comme décor n’est pas anodin, ville du conformisme impérial, de l’hypocrise et de la frustration, avariablement associée à la provocation et à la décadence des mœurs : c’est le berceau de la psychanalyse, de Klimt et d’Egon Schiele, mais aussi de Schnitzler – dont le film de Kubrick est une adaptation – qui partageait les théories de Freud, dont il était l’ami, et auquel Enquête sur une passion se rattache par la complexité psychologique et la fantasmatique de ses protagonistes. Cependant si l’on retrouve chez les deux cinéastes cette manière de faire des rapports homme/femme un abîme qui mêle les obsessions charnelles à l’intellectualisation la plus analytique, là où Traumnovelle marquait le début de la psychanalyse, avec une virulence sans pareil, Roeg démonte cette science, démontrant les limites et les dramatiques incidences de son raisonnement.
Roeg déclarait considérer le cinéma comme une « machine à explorer le temps ». La construction éblouissante d‘Enquête sur une passion prend le présent comme axe-repère et pioche dans les éléments du passé, multipliant les perceptions et les temporalités, comblant les vides au fur et à mesure, comme le fera plus tard Atom Egoyan avec Exotica. A l’instar du cinéaste canadien, la zone d’ombre de l’intrigue devient la métaphore de la zone d’ombre individuelle. Par un montage elliptique halluciné, tout en rupture, le passé et le présent ne cessent de s’interrompre mutuellement, de s’interpénétrer, de se répondre, de s’enchevêtrer : l’exploration temporelle se fait exploration de la conscience. Les aléas de la mémoire servent de fil narratif à Enquête sur une passion.
La perception du présent est toujours susceptible d’être interrompue par l’acuité de la résurgence du passé, et c’est un cinéma de la sensation de l’instant qui se projette sous nos yeux. Les lieux ravivent les heures évanouies et servent de transition entre les deux temps. Chaque moment du présent est susceptible du susciter une digression vers un passé qui ne cesse d’interférer, de contaminer comme une représentation mentale, des faits qui se reproduisent lentement à l’intérieur du cerveau, au rythme du pouls des personnages. C’est d’autant plus flagrant lors des tentatives de réanimation de Milena, dans lesquels les flashs de mémoires réveillent le souvenir érotique. Paradoxalement, la distorsion du temps change la brûtalité du présent, accentue sa fulgurance tandis que la brève réminiscence s’étire au fil des heures. Cette mise en parallèle très osée entre le spasme charnel et la secousse de l’agonie entremêle la sensation orgasmique de la mort et celle de l’amour : Eros et Thanatos, tout simplement.
Au delà du choc de cette scène désarçonnante, perce une émotion intense : car loin d’être froid Enquête sur une passion, baigne dans une intensité émotionnelle croissante. On se souvient d’ailleurs des scènes érotiques de Don’t Look Now entre Julie Christie et Donald Sutherland dans lesquelles la chaleur des corps se chargeait d’une atmosphère presque douloureuse, aux confins du morbide. L’acte charnel chez Roeg est irrémédiablement lié au drame et aux blessures de l’âme.
Enquête sur une passion est une magnifique investigation sur notre fêlure originelle. Aussi cet étrange personnage de policier joué par Harvey Keitel (qui devait à l’origine jouer dans Eyes Wide Shut, d’ailleurs) semble progressivement métamorphoser son enquête en quête d’une vérité plus universelle, presque existentielle, qui lui renverrait son propre miroir et lui révèlerait plus encore que l’identité d’un coupable, une idée de l’Homme. Il sombre dans le vertige d’une projection de lui-même dans celui qu’il traque quand s’ouvre devant lui la question des liens réels entre les valeurs : loi collective, norme, bien et mal, ambiguïté de la vie et de la nature humaine. A travers le traitement de la différence, du secret, et de la perversité perce une cinglante réflexion sur la notion même de « normalité ». « J’ai passé beaucoup de temps à tenter de déterminer ce que signifiait « normalité » affirme lui-même son psychanalyste de héros.


Les fêlures de Milena : l’enfermement dans un cadre viennois

 

A l’opposé des grandes romances fusionnelles, la relation amoureuse d’Alex et de Milena constitue la rencontre de deux tempéraments antithétiques. Milena incarne les toutes premières aspirations de l’émancipation féminine post libération sexuelle. Incapable de compromettre un tant soit peu sa soif d’indépendance et de liberté elle ne peut se projeter dans le futur. « Je ne suis ni une ambitieuse, ni une artiste, ni une poète, ni une révolutionnaire ». Instinctive et hédoniste, tout semble a priori la séparer d’Alex, incarnation de la raison, du bon sens social et institutionnel qui prétendent s’identifier au Bien. Professeur en psychanalyse, il EST l’homme civilisé et intégré, le citoyen qui a réussi. L’ironie cinglante d’Enquête sur une passion tient justement à cette pulsion animale sous l’enveloppe de l’intellect ce trompe l’oeil des institutions et du tempérament analytique qui dissimule les pulsions les plus enfouies afin de préserver la bonne conscience. Le « mot » , le mensonge, devient le reflet de la supercherie sociale.
Aucun des deux n’est capable d’un véritable altruisme, de concessions, ou de comprendre la douleur de l’autre. « Vous devez l’aimer énormément, plus que votre propre dignité » déclare le mari de Milena à Alex, ce dont ce dernier se révèle absolument incapable. Roeg finit par renvoyer dos à dos les personnages mais sans aucun cynisme, car aussi bourreaux qu’ils soient, c’est leur statut de victime de leur propre nature qui passionne le cinéaste. Enquête sur une passion présente ce drame de l’incompréhension de deux animaux souffrants entre leurs aspirations charnelles et leur questionnement intellectuel qui naît de leur culture et de leur éducation. Cependant, et sans doute gràce à la prestation incroyable de Theresa Russel, Milena inspire plus la sympathie dans son tempérament brut, vrai, immédiat, ses fissures et son tragique, face à un Alex souvent apathique, (apparemment) lisse, passif, justifiant sa conception de l’amour en s’appuyant sur des théories, alors que ses actes ne font que révéler son appétit charnel. A priori plus instinctive Milena quant à elle paraît plus apte à découvrir ses sentiments naturels et à les laisser vivre sans être dans le questionnement perpétuel. Il existe en effet une confusion permanente dans Enquête sur une passion entre l’état amoureux et le désir sexuel qui remet en question la définition même de l’Amour. Les rapports de ces deux personnalités pourtant incompatibles résident dans un sentiment continuel d’attraction et de dépendance – sans que l’on parvienne à distinguer ce qui appartient à l’aimantation des corps ou à celle des pensées – que les différences transforment en torture.

Enquête sur une passion interroge la rencontre amoureuse et le mystère qui entoure deux individus propulsés pour ainsi dire par les hasards de la vie, l’un vers l’autre, sans réellement se connaître, en sachant qu’au début d’une histoire on attrape l’autre « au vol », en plein cours de sa destinée. Alex ne peut supporter de faire table rase du passé de Miléna et ne cesse de vouloir tout comprendre, de la disséquer, se refusant à respecter ses choix et ses secrets – sa particularité. Obsédé par sa certitude de posséder les règles et l’éthique et par sa velléité de vouloir tout maitriser, tout savoir, en tentant de percer les zones d’ombres « d’enquêter » pour savoir tout de l’autre il prend le risque d’en anéantir la magie. Roeg démontre l’écueil de cette tentative de remonter dans le temps d’autrui et de se l’approprier. Alex pressentait déjà cette peur de l’échec, et de l’éclosion de la suspicion et du doute lorsqu’il déclarait à Milena avant de s’en rapprocher : « Pour quoi vouloir briser le mystère ? Si nous ne nous rencontrons pas cela pourrait être parfait ».

Les amants d’Enquête sur une passion ressemblent à ces deux rives du fleuve : toujours liés et toujours distincts, selon une distance fluctuante et floue, ils se regardent, se toisent, semblent tantôt se rejoindre, tantôt s’écarter, et ne se rejoignent jamais. Les mots d’Alex face au Baiser de Klimt résument à eux seuls toute la force pessimiste de ce chef d’oeuvre :  » Ils sont heureux. C’est parce qu’ils ne se connaissent pas encore bien.  »

 

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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