Jiří Menzel – « Un été capricieux » / « Alouettes, le fil à la patte » / »Une Blonde émoustillante »/ « Mon cher petit village »

Après Un jour, un chat (Votjetch Jasny, 1963), Malavida Films poursuit sa redécouverte du de Jiri Menzel  avec la ressortie en DVD d’Un été capricieux (1668), Alouettes le fil à la patte (1969) et  Mon cher petit village (1985) . Figure majeure de la Nouvelle Vague de son pays au côté de Milos Forman, Ivan Passer, Vera Chytilova, Jan Nemec et Jaromil Jireš, il commence sa carrière en signant l’un des cinq segments du long-métrage collectif, Les Petites Perles au fond de l’eau (1965, Chytilova, Menzel, Nemec, Schorm, Jireš), considéré comme l’un des manifestes de ce nouveau mouvement. Ce premier essai est déjà adapté d’un recueil de nouvelles de Bohumil Hrabal, écrivain dont les livres constitueront la principale source d’inspiration des scripts du réalisateur, notamment pour les trois scénarios qui nous intéressent ici. L’année suivante, ce dernier se lance dans la réalisation personnelle avec Trains, étroitement surveillés qui lui assure d’emblée une renommée internationale, comme le prouve l’Oscar du meilleur film en langue étrangère qu’il reçoit en 1968. Porté par le vent de liberté qui souffle alors à l’Est, il tourne Alouettes, le fil à la patte, critique explicite de la stalinisation forcée de sa nation dans les années 1950, mais l’invasion des troupes soviétiques vient mettre fin au Printemps de Prague et, plus largement, à cette heureuse période cinématographique durant laquelle les artistes se sentaient affranchis des entraves du pouvoir. Son quatrième long-métrage est donc interdit par la censure et ne sortira qu’en 1990, après la chute du Mur, date à laquelle il obtient l’Ours d’or au Festival de Berlin. Contrairement à la plupart de ses confrères, il ne quittera jamais la République Tchèque, en dépit de la défiance du régime à son égard, qui l’empêche de tourner jusqu’en 1974, et continuera sa carrière jusqu’en 2013, avec The Don Juans, avant de s’éteindre en 2020.

La comédie est une arme !, titre choisi par Malavida Films lors de sa rétrospective en salles, définissait parfaitement le tempérament de Menzel, auteur satirique qui s’est toujours servi du rire pour dénoncer la rigidité du monde, sa fermeté. Son arme est celle de la dérision puisque les représentants de l’ordre et les tenants du conservatisme sont toujours tournés en ridicule dans ses œuvres. En ouvrant la filmographie de Menzel, Trains étroitement surveillés annonçait un programme que la suite de sa carrière s’appliquerait à développer. Ce film apparaît comme l’introduction, le point de départ d’une œuvre structurée à partir d’une opposition entre une vie routinière, aliénante et une existence plus ludique, guidée par la recherche du plaisir, où le jeu constitue le moteur de toute action.

© Malavida

Dans toutes les acceptions du terme, Un été capricieux est le plus merveilleux des Jiri Menzel, celui dont la légèreté apparente suggère peut-être le plus métaphysiquement l’idée d’une douceur de vie à saisir dans l’instant, d’une contemplation de la beauté éphémère et d’un épicurisme inscrit comme une règle. C’est donc aussi le plus féérique, celui dont l’essence foraine nourrit la fuite du réel, l’appel de l’imaginaire et de la sensualité. Un été capricieux et ses trois héros oisifs qui trompent l’ennui dans leurs discours, choisissant de s’exprimer comme dans des livres, dans un langage châtié, littéraire et poétique, pourrait se regarder comme un Tchékov débarrassé de la tragédie – avec ce petit quelque chose du marivaudage ludique de Sourires d’une nuit d’Eté de Bergman – , où le langage semble exorciser les hantises les plus existentielles.  L’abbé Roch, le major Hugo et le maître-nageur et insatiable séducteur Dura frappent par leurs différences, leurs oppositions, un peu comme si le blasphème ne cessait d’échanger avec la foi.

© Malavida

Et pourtant, ils sont les meilleurs amis du monde. Le plus fascinant demeurant sans doute Dura, philosophant, lançant des aphorismes et des vers. Mais qu’on ne s’y trompe pas, car derrière toute cette nonchalance, il s’agit bien de tromper l’ennui, de retrouver des étincelles, pour ces quinquagénaires qui ont déjà une bonne partie de leur vie derrière eux. L’arrivée d’un tout petit cirque – un duo de funambules – va bouleverser pendant quelques jours leur vie, une parenthèse qui enchante ces trois compères en mal d’amour. Chacun à sa manière va tenter de séduire la ravissante Anna, prête à tomber dans leurs bras…. mais les apparences sont trompeuses. Anna est un personnage également magnifique, comme une Elvira Madigan mutine, qui semble s’offrir à tous pour finalement mieux affirmer son indépendance. Elle est à la fois charnelle et impalpable, femme et chimère, image d’un charnel aussi intense que finalement inaccessible. Car finalement même si chacun tente sa chance, aucun d’autre eux ne la possèdera.  Un été capricieux est d’une sensualité folle, mais comme toujours chez Menzel, c’est le charme indescriptible du plan manquant, un érotisme gracieux qui use génialement du hors-champ et stimule plus encore le spectateur par ce qu’il ne montre pas. Le cinéaste Menzel joue lui-même le rôle du funambule pataud, qui conduit sa petite roulotte, repartira comme il est revenu, comme s’il avait offert un rêve à ces héros, un mirage : c’est peut-être la meilleure métaphore du cinéma de Menzel, cinéaste de l’éphémère et du songe éveillé.

© Malavida

Le cadre principal d’Alouettes, le fil à la patte, une déchetterie dans laquelle sont forcés de travailler des bourgeois en passe d’être rééduqués, s’apparente à une prison à ciel ouvert et illustre parfaitement ce quotidien terne et sans joie. Le montage s’arrête sur ces grosses machines qui trimballent des ordures de part et d’autre d’un espace en ruines, prenant ainsi la forme de ces institutions qui font obstacle à l’avancée de ses citoyens. Cette grande poubelle fonctionne alors comme métaphore d’un empire soviétique devenu une industrie uniformisante et monotone. Pour combattre cette déshumanisation, les protagonistes tentent de redonner à l’univers toute sa magie en laissant libre cours à leur fantaisie. Les amants se courent après avant de passer à l’acte, comme s’il s’agissait d’un jeu, faisant de la sexualité la source d’une fantaisie retrouvée.

© Malavida

Dans Une Blonde émoustillante, si les personnages ne portent pas les mêmes noms, les thèmes y sont les mêmes, dominés ici par le sublime personnage fantasque, libéré et libérateur de Maryska, exaltant la gourmandise sous toutes ses formes, la chair s’entremêlant à la bonne chère. Prenant à la lettre l’injonction de son mari lui intimant d’aller se divertir en haut de la cheminée afin qu’il puisse travailler dans le calme, Maryska monte au ciel sans crainte des commentaires désapprobateurs, de la même manière qu’elle déguste des escalopes et de la bière au petit déjeuner.

Ces comportements ludiques ne sont pas seulement liés à la recherche de l’amusement, ils constituent des actes de résistance à la froideur de la société. Sans se dépourvoir de leur innocence, les figures menzeliennes finissent toujours par s’engager corps et âme dans la lutte contre l’injustice qui les entoure. Comme dans Trains étroitement surveillés, Alouettes se termine par une même résolution narrative avec, pour chacun d’eux, une concomitance de deux événements, l’un intime et l’autre politique, qui entrave les aspirations et les retrouvailles des principaux protagonistes. L’Histoire reprend le dessus et détruit les idylles, laissant les êtres à leur solitude et refoulant leurs rêves. Les deux films se referment par un regard vers le hors-champ, signe que le bonheur s’est déporté vers un ailleurs de plus en plus incertain : celui de Masa, qui observe la fumée noire envahir le cadre et celui du prisonnier d’Alouettes, fixant avec un espoir poignant la lumière qui s’éloigne au loin.

Régulièrement, Menzel observe la conjugalité et tout ce qui vient mettre en danger son harmonie. Régulièrement, les amants se fâchent et font chambre à part le temps d’une séquence, poussés dans leur décision par des éléments extérieurs qui pèsent sur leur union. La préservation du couple constitue le sujet principal d’Une blonde émoustillante dont le mari supporte mal les compagnies masculines et l’érotisme naturel qui se dégage de sa personne. L’enjeu consiste à savoir comment cette union va résister aux différentes perturbations qui la mettent en péril, qu’il s’agisse d’un frère envahissant, de notables qui lorgnent sur Maryska, ou, surtout, de la jalousie qu’elles suscitent chez Francin, le conjoint.

La réponse réside dans l’acceptation, par ce dernier, de la douce folie de son épouse, et dans la prise de conscience qu’elle fait naître chez lui : la félicité permise par le labeur n’égalera jamais celle des plaisirs simples. Plus largement, l’amour et la sexualité sont au centre des préoccupations de Menzel et constituent l’idéal de vie de ses nobles créatures. Mais cette recherche se heurte constamment aux décisions hiérarchiques qui brident la liberté de ses citoyens, quadrillant l’espace en plusieurs territoires distincts.

© Malavida

Le cinéaste filme dans Alouettes un régime répressif qui sépare les deux sexes, où les hommes sont réduits à une position de voyeuriste impuissant, observant de l’autre côté des vitres, des femmes qui apportent à cet univers carcéral toute la beauté lui fait défaut. Contemplée par des personnages-spectateurs condamnés à ne vivre que par projection, cette micro-société féminine apparaît alors comme un contrepoint gracieux au territoire grisonnant dans laquelle se meuvent les travailleurs. Chez le réalisateur, l’amour et le désir deviennent des actes politiques, des réponses à l’oppression, comme en témoigne cette magnifique séquence de communion où les femmes viennent aider les hommes à finir leur tâche, diffusant avec elles un souffle de fraîcheur et de poésie. Une chaîne de travail se met alors en place, réinstaurant le modèle d’une vie collective, fondée sur l’entraide et la solidarité, au sein même d’une institution qui en a détruit l’idéal. Cette affirmation rebelle, et l’enthousiasme qu’elle suscite, finit par contaminer l’agent du contrôle, le contremaître, qui rejoindra ses prisonniers au coin du feu lors d’une séquence ultérieure. Pour le metteur en scène tchèque, l’humanité est accessible à chacune de ses figures, même à ceux qui sont complices de l’abjection.

Dans le cinéma de Jiri Menzel, malgré les changements de décors, d’époque et de personnages d’un film à l’autre, le paysage semble si familier qu’on a la sensation d’y réintégrer la même famille, avec des héros différents, mais dans une intrigue exaltant toujours cet appétit de liberté, cette soif d’absolu et de lumière dans un monde qui sombre dans l’obscurantisme. Réalisé quatre ans après Une Blonde Emoustillante, Mon cher petit village (1985) poursuit donc dans la même veine, mais affirmant peut-être encore mieux cet humour déguisant l’amertume, plus encore lorsqu’il oppose urbanisme et ruralité, lorsque l’appel de la grande ville vient contraster avec le fonctionnement d’un village hors du temps. Menzel n’est pas pour autant dupe des préjugés ou des raisonnements arriérés campagnards, mais il y voit quand même la possibilité d’un Eden, d’un lieu protégé où survit encore un art de vivre, un art de l’excentricité où les fous, les idiots et les poètes sont les plus beaux spécimens de l’énergie de vivre. On a jamais parlé des proximités que peut entretenir le cinéma de Menzel avec celui de Philippe de Broca dans ses plus belles années, cinéaste à l’humour lui aussi éminemment mélancolique, exploitant pareillement la fuite dans le rêve et la folie douce, et l’amour des êtres qui envisagent la vie comme un art de funambules. Il suffit de revoir les merveilleux Roi de coeur ou Les Caprices de Marie pour constater combien ces films sont proches de ceux de Menzel, avec notamment, l’idée d’un décor hors du temps, protégé de la fureur de monde contemporain. Dès que l’on s’en extrait, le rêve se brise, et le contraste est saisissant. Dans Mon cher petit village, loin de la féérique vision touristique, l’arrivée à Prague ressemble à l’entrée dans le contemporain le plus repoussant, le cauchemar au présent d’une fureur urbaine, avec ses employés se dirigeant comme des fourmis vers les bureaux.  La vision de Mon cher petit village confirme également combien Menzel est doué dans l’un des arts ô combien compliqué dans le cinéma : celui de mettre en scène une collectivité, un groupe, des scènes familiales, d’y intégrer l’humour et le burlesque sans provoquer la lassitude et l’agacement. Il faut avoir du génie pour mettre en scène le brouhaha, le chaos comique à la Labiche et savoir mettre en spectacle la confusion sans que le film s’en laisse envahir.

Un docteur qui récite du Rimbaud en conduisant et conseille ses patients de visiter des cimetières pour faire l’apprentissage de la mort, la femme adultère qui embrasse son vétérinaire pendant les temps d’apnée de son mari, l’adolescent dragueur éconduit par l’enseignante,  ou le simple d’esprit toujours joyeux s’ennuyant de l’absence de pigeons, c’est bien ce monde de personnages pittoresques et admirables que l’on adore chez Menzel qui fait toujours le même éloge des êtres humains différents, éternels insoumis, non pas par choix mais par nature. Le duo de héros  – grand maigre et petit gros – emprunte à Laurel et Hardy, et rappelle le monde du dessinateur pour enfants Arnold Lobel lui aussi nourri à la beauté absurde, notamment dans Ranelot et Bufolet. Mais Menzel brise d’emblée l’idée d’une harmonie du couple, en faisant de leur éloignement un fil narratif majeur. Pavek, le camionneur de la coopérative, ne supporte plus ce Otik, ce coéquipier qu’on lui a mis dans les pattes et face à ses nombreuses gaffes, et fait tout pour s’en débarrasser. Pendant ce temps, ce grand dégingandé d’Otik ne cesse de le regarder avec amour, accordant toujours sa démarche à la sienne pour marcher sur le même rythme que lui. Cela n’empêchera pas Menzel de poursuivre son film vers une victoire de la bienveillance : le cinéaste a foi en cette lumière, en ces élans de solidarité entre les gens qui sauve tout. A ce titre, parmi les plus belles séquences, on se souviendra longtemps du docteur au dos presque brisé, se traînant la nuit pour sauver l’adolescent venant de rater son suicide. Mon cher petit village, superbe, se situe donc quelque part entre le burlesque répétitif et l’élan d’amour.

1) ROSSIGNOT Olivier, Entretien avec Jiri Menzel – Je cherche à faire des films qui donne de la force pour vivre

2) Ibid.

Suppléments sur les 4 dvds

Livrets 16 pages : Extraits de l’autobiographie de Jiří Menzel (Rozmarná Léta – Des
années capricieuses), édition Slovart, Prague, 2013 : la genèse, le tournage et le destin du film.
Traduction exclusive + Photos de tournage inédites

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