Après Almost Human et The Mind’s Eye, essais plutôt concluants dans le domaine de l’horreur glauque tournés avec des budgets dérisoires, Joe Begos passe à la vitesse supérieure avec Bliss, trip sensitif, éreintant et hypnotique, expérience immersive qui démarre sans crier gare comme le portrait d’une artiste peintre, Deezy, peinant à terminer sa toile. Une perte d’inspiration qui n’est pas sans conséquence : son agent la lâche et elle n’a plus de quoi payer son loyer. Ayant mis en pause son penchant pour les substances illicites depuis quelques mois, elle rechute et teste une drogue surpuissante, la Bliss. Les effets sont immédiats, entre visions psychédéliques et attirance pour la chair fraiche. Mieux ! elle retrouve l’inspiration créatrice mais à quel prix!

Copyright Extralucid Films
Dérive d’une jeune femme à bout de souffle écumant les bars et les clubs pour pallier à son absence de créativité, Bliss démarre comme une descente aux enfers qui s’inscrit sous l’influence d’un certain cinéma américain déviant et underground, celui des « Midnight Movies » qui ont écumé les salles de quartier et les drive-in. Impossible de ne pas songer à Frank Henenlotter, Abel Ferrara et William Lustig à la vision de ce film atypique qui semble provenir d’une autre époque. De la faune du milieu new-yorkais à celle de Los Angeles, il n’y a qu’un pas que Joe Begos franchit allègrement, décrivant un monde interlope très crédible, peuplé de figures destroy et de gueules cassées. L’image granuleuse – retouchée en numérique pour faire comme si – saturée de tons verts, bleus et rouges impose une esthétique hybride, entre le thriller craspec proche du documentaire brut et le raffinement plastique puisant dans le cinéma populaire italien des années 60/70 de Mario Bava à Dario Argento. Le film embrasse une patine visuelle qui rappelle deux chefs-d’œuvre des années 80, L’Ange de la vengeance et Maniac. Il convient de saluer le travail du chef-opérateur Mike Testin, très prolifique technicien de productions fauchées. Le soin apporté à la photographie n’est pas la seule qualité d’une mise en scène foutraque et baroque, qui agit sur le spectateur comme un uppercut par sa forme clippée, que certains trouveront sans doute indigeste entre les plans séquences hystériques avec une caméra atteinte de Parkinson, un montage frénétique créant une tension constante et une bande son exceptionnelle entre sound design et un score Noisy efficace avec guitare puissante et batterie métronomique.

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Ce voyage halluciné, ouvertement tape-à-l’œil, perd en subtilité ce qu’il gagne en intensité, ne laissant aucun répit au spectateur. Il ne fait pas l’effet d’un petit rail de coke tranquille entre amis, mais d’un shout qui vous retourne un cerveau déjà bien cramé. Cette réalisation à l’estomac illustre un scénario conventionnel qui a le mérite d’aller droit au but, jusqu’à un final explosif dans tous les sens du terme. La clarté du récit permet avant tout à Joe Begos, auteur complet, de ne jamais quitter son personnage central, de faire corps avec lui, du premier au dernier plan, au point d’en devenir, par son atmosphère irrespirable, asphyxiant. La caméra colle à son personnage comme un toxico à sa drogue. Il faut saluer la performance inoubliable de Dora Madison, actrice de télé qui jusque-là n’avait rien fait de marquant. Elle est juste éblouissante, en artiste « punk » déjantée, plus vraie que nature, permettant par ailleurs d’accepter les excès les plus violents du métrage lorsqu’il bascule du côté du gore trash, revisitant ainsi à la fois le mythe du vampire et le cannibalisme. Il fut un temps où l’on parlait pour tout et n’importe quoi de film-cerveau. Une fois n’est pas coutume, l’expression prend tout son sens dans Bliss, dans sa littéralité : tout ce que nous percevons correspond à l’espace mental de Deezy. Les 15 dernières minutes, déflagration de chairs arrachées et de sang qui gicle, célèbrent le cinéma d’horreur le plus décomplexé avec une vitalité qui fait plaisir à voir. Ce mélange de roublardise, de savoir-faire impressionnant et de références très bien digérées rappelle le travail d’un Lucky McKee, et notamment de May, autre délire pelliculé avec un personnage féminin décalé qui, par contre, n’avait pas besoin de poison pour vriller. Jamais prétentieux, Bliss assume, derrière ses velléités auteurisantes, son statut de série B viscérale et grotesque, s’autorisant les pires excès graphiques et narratifs, de ses séquences érotiques dignes d’un Hollywood night à ses saillies d’humour noir galvanisantes.

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On peut saluer l’excellente initiative d’Extralucid Films d’éditer en combo DVD/Blu-Ray cet étonnant drame horrifique qui date de 2019, découvert en festival, puis Shadowz, plateforme pour laquelle travaille l’ex-journaliste de Mad Movies, Laurent Duroche qui revient sur le film. Son intervention, clair et concise, évoque le film, la carrière intéressante de Jeff Begos, les collaborateurs proches du réalisateurs et quelques anecdotes pertinentes. Il s’agit du seul bonus présent, si l’on excepte une scène coupée.
(USA-2019) de Joe Begos avec Don Madison Burge, Tru Collins, George Wendt, Chris McKenna
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