Le monde des rêves évanouis.

Dans la seconde séquence du Bon la Brute et le Truand (1966), un solitaire chevauche vers une petite maison depuis le fond du désert : il est observé par un enfant. La maison, minuscule de l’extérieur, se fait à l’intérieur gigantesque, profonde comme un tunnel : ainsi est le regard des enfants, ainsi celui de Leone, ainsi celui de King Hu. Au-delà de l’influence décisive du Western Italien sur le wuxia pian, son cinéma demeure, pour de multiples raisons, frère de celui de Leone (dégagé cependant de sa mélancolie fordienne) : un rêve enfantin d’une période révolue.

Une même tension plastique les anime, entre la petitesse d’habitations qui s’allongent, et le monde qu’on essaie d’habiter – la courte focale et le Scope y sont roi et reine : confrontation entre les gros plans sur les visages et les panoramiques des déserts, petits moines ou soldats sous leurs montagnes d’émeraude qui sont celles de Taïwan, forêts de bambous striant sans fin la perspective, rochers et cascades qui dévorent les personnages qui s’y débattent (Touch of Zen 1975, Raining in the Mountain, 1979). Une nature sublime, où King Hu, hors des studios, prend le grand air – une nature qui s’échappe, bien trop grande pour les combattants qui s’y affrontent, pour les fuyards qui la traversent ; une nature qu’il a mieux photographiée que quiconque – et tant et si bien qu’on regrette, parfois, qu’il se soit tant échiné à s’enfermer dans le studio des auberges.

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L’Auberge du Printemps (1974) apparaît comme l’aboutissement de cette distorsion plastique qu’on trouve dès l’Hirondelle d’Or (1966). Les extérieurs y sont plus nus que jamais, pure horizontalité du désert ou de la steppe, et l’auberge n’est qu’une bicoque troglodyte, ridiculement disproportionnée une fois à l’intérieur, ce qui lui donne des airs de termitières. C’est là que l’essentiel du récit va se dérouler, où de nombreux personnages vont se croiser et se battre, où King Hu entend complexifier son goût pour les conspirations en huis-clos. L’Hirondelle d’Or et Dragon Inn (les deux films qui discutent avec l’Auberge du Printemps) présentaient un personnage principal, en prise avec des ennemis et alliés dissimulés au cœur de l’auberge. Ici, le motif bourgeonne et prolifère jusqu’au délire, grâce à une solide exposition, qui ne manque pas de comédie : Hu s’arroge une demi-heure pour faire vivre son auberge, qui fourmille de monde, et déplier les forces en puissance – chaque table prend vie, a son destin, et tous s’entrechoquent dans une sorte d’hyper-huis-clos : l’espion ivre aux mains baladeuses et son acolyte qui furète pour découvrir les espions ; les joueurs de dés, visités par des escrocs ; les deux paysans aux dents gâtés ; des bandits qui passent, vite repoussés ; le magistrat local, bon ami de la patronne ; les petits chefs abusifs qui viennent tout casser ; le troubadour, qui mendie sa boisson ; le voyageur solitaire, enfin, figure centrale héritée du Western.

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Tous sont épiés par la patronne et son complice, qui commentent, et présentent aussi le groupe de serveuses, chacune avec son caractère (d’anciennes bandits et voleuses, plus ou moins farouches aux avances de la clientèle, toutes capables de se défendre). Avant même les fameuses scènes martiales, la caméra n’en finit plus de glisser, profitant de la profondeur de champ, des travellings latéraux pour lier une table à l’autre, via les serveuses, mais aussi les regards et soupçons. Mise-en-place virtuose dans une intrigue noueuse, où King Hu va utiliser quelques pièces d’or, comme ligne fantôme, qui permettra de lier entre eux tous ceux qui conspirent contre le chef Mongol Lee Khan : le film se déroulera ensuite comme un suspense classique, à la Clouzot ou Hitchcock, émaillé de fulgurances martiales.

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Et tous, ou presque, conspirent, à l’auberge King Hu, et nul n’est celui qu’il semble être : les identités n’en finissent jamais de fluctuer, et les faux semblants y règnent. En premier lieu le voyageur solitaire, qui vit chichement, toujours de passage pour échapper à un destin funeste dont on ne sait rien : sous ses airs miséreux, il est capable de plier le scénario, et de liquider la grande majorité du casting ; l’ivrogne un brin pervers se révèle être envoyé par Lee Khan pour jauger les lieux, et sous son ivresse scandaleuse a le regard perçant ; de l’autre côté de la pièce, le troubadour joue pour se payer à boire, mais devine ce qui se trame : il sera un des plus fidèles conspirateurs, capable de tuer trois espions, avec son seul Kung-fu. Il est un familier de l’univers de Hu, largement inspiré d’un autre personnage de l’Hirondelle d’Or : le Chat Ivrogne s’y révélait le meilleur élève d’un maître bouddhiste.

C’est donc un monde de masques que nous propose Hu, les identités y sont d’une rare fluidité pour le cinéma de genre, et les personnages, s’ils se présentent d’abord dans le cadre comme archétypes, se sont diamétralement retournés au moment où ils le quittent à jamais. Quand débute Touch of Zen, le jeune lettré joué par Shih Chun est mollasson, timide, impropre à l’action, avant de se muer en stratège de guerre qui mène toute sa troupe vers une sorte de catastrophique victoire, qui résout l’intrigue – carnage si violent qu’il écœurera le personnage de Xu Feng, la martiale, du monde séculier.

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L’identité masculine y est d’ailleurs mise en crise. C’est que la question de la virilité, si elle est au cœur du wuxia, n’implique pas pour autant l’exclusivité des valeurs patriarcales, comme celles qu’on peut observer généralement dans le cinéma de cape et d’épée. La virilité est une question problématique, qui ne se résout pas dans le corps masculin. Celui-ci peut d’ailleurs être castré, et en tirer une plus grande puissance : il est bon de remarquer que les deux wuxia emblématiques de 1967, Dragon Inn de King Hu et Un bras les tua tous de Chang Cheh, pour l’un pullule en eunuques et travestis, tous moqués mais tous maîtres en escrime et Kung-fu, pour l’autre est le récit d’un jeune guerrier amputé d’un bras, qui atteint sa pleine puissance en faisant sien son handicap pour rénover sa technique. Dans Dragon Inn comme dans Touch of Zen, la jeune fille pauvre, ou bien le jeune élève en arts martiaux, sont en fait des femmes au corps accompli dans le Kung-fu et le maniement des armes ; par son action, la femme organise souvent le récit.

Dans l’Auberge..., elles le dirigent et le dominent absolument. Les serveuses contrôlent les clients même les plus autoritaires, la patronne manipule le magistrat bouffon et organise la résistance, et c’est vers sa sœur Wan-erh que Lee Khan se tourne lorsqu’il doit prendre une lourde décision. Il serait aisé d’y déduire une subversion d’un patriarcat traditionnel ce qui serait une erreur grossière, anachronique, doublée d’un stéréotype exotique de passivité féminine. Dans l’opéra de Pékin, d’où sont issus la plupart des artistes martiaux du wuxia, la Wu Dan (femme guerrière) et la Dao Ma Dan (sorte d’amazone munie d’une épée), sont des archétypes traditionnels codifiés, venus des contes populaires. Comme l’écrit Raymond Delambre, « le genre art martial dépeint les femmes asiatiques comme simultanément héroïques et traditionnelles ». La vertu des arts martiaux déborde de la seule virilité comme elle déborde de la violence, dans un système confucianiste où le corps féminin n’est pas disqualifié de nature, ou considéré comme dévolu à la maternité ou à la douceur casanière.

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Il serait d’ailleurs bien audacieux de croire que le cinéma de genre taïwanais, dans les années 60 et 70, pouvait prétendre à une quelconque remise en question de la tradition chinoise. Politiquement, la loi martiale ne sera levée par le Kuomintang (Parti Nationaliste Chinois ramené sur l’île par Tchang Kaï-chek) qu’en 1987, et le cinéma fut soumis à une forte censure des autorités du pouvoir. Taïwan, avant l’arrivée de la Nouvelle Vague de Hou Hsiao-hsien et Edward Yang, demeurait un cinéma fondamentalement colonial – Japonais, jusqu’à la fin de la guerre, puis celui de la « Chine Libre » à partir de 1949 : une partie très réduite de la population taïwanaise parlait le mandarin, c’est pourtant dans cette langue que furent tournés les films de King Hu. Le wuxia, héritier du cinéma de Shanghaï traditionnel, balayé par la Révolution Culturelle au profit de Pékin, s’était réfugié à Hong-Kong. Certains de ses réalisateurs migrèrent jusqu’à Taïwan, souvent – c’est le cas de Hu et de son maître, Li Han-hsiang – sur invitation des grandes sociétés de production.

Double exil, dans le bastion ultra-conservateur qui soumet le cinéma à une censure tatillonne, et à sa volonté de promouvoir une Chine millénaire, en langue mandarine. Celle d’avant la Révolution Culturelle, celle d’avant le Japon, celle d’avant les Anglais. On remarque d’ailleurs cette exigence didactique et historique, dans cette manie qu’ont les deux auberges de Hu, du Printemps comme du Dragon, de s’ouvrir par un récapitulatif de la période historique, voix-off professorale à l’appui. Hu semble s’y débarrasser de la tâche édifiante désirée par le Kuomintang, pour s’adonner à son seul goût des intrigues sophistiquées, des personnages et des chorégraphies. Ce qui n’en fait pas moins le grand artisan du rêve taïwanais de la Chine : au-delà des engrenages, au-delà de toute violence, c’est un monde structuré, une histoire rassurante que nous montrent ses films. Les créatures se battent et meurent, avec une cruauté froide parfois (l’homme étranglé au fond du cadre, perdu entre des chaises rangées) ; le Kung-fu du tout jeune Sammo Hung est sec, nerveux, sans lyrisme, mais ce sont des plans-séquences, des travellings latéraux qui épousent leur mouvement, les longs instants avant l’assaut – le plan large rend tout très lisible, et le montage y est musical – les cuts des affrontements sont rythmés précisément sur l’orchestration ou la chute des corps, et on va chercher le gros plan quand une action et un instrument éclatent. D’où cette clarté du mouvement, cette majesté immédiate et évidente : c’est la guerre, mais vue du côté de l’éternité, du côté du monastère ou même du Bouddha (Raining, la fin de Touch…) : on se bat près d’une rivière, mais cette rivière coulera toujours dans une Chine intemporelle, celle qu’on a ramenée avec soi, pour la protéger des traîtres, là-bas, de l’autre côté de la mer – remarquons que dans les films de King Hu, la cour impériale est toujours aux mains d’ennemis éternels, les Mongols, ou bien d’usurpateurs eunuques assassinant les fonctionnaires fidèles, tandis que les côtes sont assaillies par des Japonais.

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Le programme des films est bien entendu de les vaincre. Pourtant cette Chine, à mesure que les années de la Révolution Culturelle s’éloignaient, se déréalisait : il était clair que le gouvernement de Taïwan ne reprendrait pas Shanghaï des mains de Mao et de ses successeurs : à la fin des années 60, le rêve se cristallisa dans ce que Wafa Ghermani appelle le « mythe de légitimité ». Un rêve de cinéma, figé dans son ambre, comme l’Ouest put apparaître à tous les cinéphiles dans le Western classique, à l’enfant Leone comme à King Hu ; une Chine qu’on se doit de connaître, de conserver, au moins au cœur…

C’est aussi cette cristallisation du rêve, et l’éloignement définitif du passé impérial, qui entraînera une baisse de fréquentation des wuxia. Et ce au moment où la reconnaissance arrivait d’Occident, lors de la diffusion au festival de Cannes de Touch of Zen, en 1975 grâce à Pierre Rissient. Les derniers wuxia des années 70 furent encore plus amples, plus abstraits, plus bouddhistes (Raining in the Mountain, où la nature semble dévorer les personnages) – délaissant les grandes scènes d’auberge, délaissant aussi le pouvoir, puisque les usurpateurs avaient gagné… Le public, lui, avait changé : à Taïwan, un désir de réel, d’intimité, et d’un cinéma plus local allait amener, un court moment, une vague de polar très sombres et réalistes, mais surtout, la Nouvelle Vague taïwanaise où le mandarin devrait partager la place avec le minnan et le hakka.

Leone rêvait, avec mélancolie, d’un Ouest-cinéma évanoui – celui de Hawks, de Ford, de Walsh ; King Hu rêva aussi, avec plus de sérénité, d’une Chine déjà-disparue, celle des légendes et de l’Empire. Son rêve s’acheva quand la mélancolie laissa place à l’angoisse : en face, sur Hong-Kong, la Rétrocession devenait imminente. Il est d’ailleurs fructueux de voir The Blade (Tsui Hark, 1995, remake du sabreur manchot de Chang Cheh) en face des films de King Hu. Dans ce wuxia pian de la fin des temps, Tsui Hark s’évertue à prendre les archétypes des films de Hu, pour les incendier une dernière fois : là où le travelling, le plan large et la courte focale régnaient, Hark accumule les gros plans, les tessons d’espace disparates, découpe de la manière la plus heurtée, le tout en longue focale très dynamique ; tout n’est que raid sur les villages et ses habitants, peuplades venues du Nord qui viennent tout saccager ; le moine bouddhiste expert en Kung-fu, grand trope du cinéma de Hu, se fait assassiner en traître, dès les premières minutes, et sa tête sera perchée au bout d’une pique, où elle pourra pourrir. Hu filmait du point de vue du monastère, Hark filma du point de vue de son incendie : à l’approche inquiète de la Rétrocession, il fut l’artisan de la destruction radicale de la Chine promue par le Kuomintang – l’envers absolu et terrifié d’un rêve évanoui.

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A propos de Timothée FAUQUE

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