La Havane, 1979. David, jeune étudiant en sciences politiques, se fait aborder à la terrasse du glacier Coppelia, par Diego, un intellectuel dissident, gay et croyant. Mu par ses idéaux castristes, David est chargé d’enquêter sur ce marginal qui prépare en catimini une exposition de sculptures avec un jeune artiste aux airs d’éphèbe. Au fil de leurs rencontres, la méfiance initiale de David se mue en amitié profonde pour Diego et en acceptation de l’altérité.

Une partie de la narration est centrée sur l’éducation sentimentale de David (Vladimir Cruz), qui, dans la scène d’ouverture, connaît une déception amoureuse avec Vivian (Marilyn Solaya). Cet échec signe la fin de ses illusions de jeunesse, prélude au récit d’apprentissage que sera le film. Le scénario fut co-écrit par Tomas Gutiérrez Alea et Senel Paz, qui adapte sa nouvelle El Bosque, el Lobo y el Hombre nuevo. A cet aspect initiatique se mêle un volet politique où pointe le discours critique du réalisateur sur le modèle cubain. Fraise et Chocolat est une réflexion sur l’identité cubaine à partir d’une rencontre et confrontation idéologique entre un militant des jeunesses communistes et un artiste en disgrâce. Les idéaux communistes peuvent-ils s’accommoder d’un espace de liberté où chacun peut être celui qu’il veut ? Le matérialisme dialectique peut-il souffrir les pratiques religieuses, voire la spiritualité ésotérique qui s’exprime dans les croyances populaires ? Tomas Gutierrez Alea choisit la voie de la contestation politique par l’humour, sans perdre de vue le sérieux de son sujet et non sans une certaine ambiguïté qui témoigne des conflits qui tiraillent le réalisateur aux lendemains de la chute du mur de Berlin.

© Tamasa Distribution

Scène-clé, la scène de rencontre entre les deux hommes au Coppelia aurait pu figurer en bonne et due place en séquence d’ouverture. Primordiale en ce qu’elle donne son titre et son ton au film, elle contient tous les éléments qui permettront de comprendre l’évolution des personnages. Elle définit efficacement les places du mentor et du disciple tout en ménageant une part d’ambivalence dans la naissance de cette amitié improbable. Disons que cette scène constitue en elle-même une petite révolution au sein du film en se posant comme le véritable début de l’intrigue, ce qui précédait n’en formant qu’un prélude relatant l’ancienne vie de David. Relativement longue et consistante, cette scène est filmée assez classiquement en champ/contre-champ et remplit de manière conventionnelle sa fonction d’exposition en dressant le portrait des deux protagonistes. Néanmoins, elle paraît osée et en décalage complet au regard des attendus idéologiques. Diego, tout en manières et en minauderies, fait irruption dans le champ de David et s’installe de droit en face de lui en lançant un « permiso ! » suggestif. Ses répliques et ses regards sont d’une indécence folle et précieuse qui laisse le spectateur ébahi face à une scène de séduction homosexuelle faisant effraction dans la chape castriste. Sa saveur doit beaucoup au jeu emballé de Jorge Perugorria (Diego), qui goûte sensuellement chaque réplique comme une cuillère de crème glacée :

Je n’ai pas pu résister à la tentation…J’adore la fraise. C’est la seule chose qu’ils font de bon dans ce pays, et bientôt ils l’exporteront. Il ne nous restera que l’eau et le sucre… Oh, c’est mon jour de chance : je découvre des merveilles ! Bien, laissons-nous porter par l’imagination, c’est la seule chose qu’on peut s’offrir ici.

Portées par l’équivoque érotique (la merveille culinaire et la merveille visuelle), les répliques de Diego sont appuyées par ses manières outrancières, qui rendent cette scène d’autant plus comique que le jeu de Vladimir Cruz (David) est tout en retenue et subtilité. Filmés amoureusement par un cinéaste qui n’a plus que la beauté en tête, les personnages donnent libre-cours l’un à sa verve imprudente, l’autre à sa grâce insolente. La caméra scrute sans embarras les traits de ces hommes, leurs émotions et leurs gestes, et c’est précisément ce qui rend le geste du cinéaste insolite et subversif. Les plans rapprochés nous font pénétrer dans les destins particuliers de ces personnages, au détriment d’un discours sur la cause collective. Les gros plans sur les regards appuyés de Diego et le visage empourpré de David montrent le choix assumé du cinéaste de filmer l’intime. Quand David, en guise d’avertissement, sort sans un mot la carte du Parti de sa chemise et la change de poche, Diego n’est pas découragé. Mais c’est aussi par ce biais des histoires singulières que Tomas Gutierrez Alea atteint son objectif, qui est de donner une leçon d’humanité.

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En refusant la neutralité, le cinéaste s’engage dans la voie du discours critique. Diego appâte David avec des  livres de Mario Vargas Llosa, parle de Donne et Cafavis, place Maria Callas au-dessus de Maria Remolla et fait allusion aux Cahiers du Cinéma. Un portrait de Lanzama orne le mur de son salon, parmi tant d’autres écrivains récriés par le régime castriste. Il représente l’homme cultivé, l’esthète ouvert sur le monde, dont l’art de vivre consiste à boire les boissons de l’ennemi, soit le thé plutôt que le café, et surtout du whisky. De ce côté-là, la critique est très claire : Tomas Gutierrez Alea égratigne le système castriste, en ce qu’il fait de Diego une figure de l’exilé dans son propre pays, épié par les autorités en raison de ses liens avec l’étranger. Comment un tel film a-t-il pu voir le jour à Cuba, en 1994 ? D’abord c’est un cinéaste à la santé déclinante et qui n’a plus rien à perdre, qui le réalise. Un an après la sortie du film sur les écrans à la Havane, Tomas Gutierrez Alea s’éteint d’un cancer, juste après avoir tourné Guantanamera. D’ailleurs, il s’est adjoint les talents de Juan Carlos Tabio à la réalisation de Fraise et Chocolat. Ensuite, seul un cinéaste de la trempe de Gutierrez Alea pouvait se permettre un tel film, lui le co-fondateur de l’ICAIC et le réalisateur des Mémoires du sous-développement. S’il a œuvré tant pour l’épanouissement de l’art dans son pays, son ambition n’est pas démentie dans Fraise et Chocolat, loin de là.

Car il s’agit toujours de réfléchir au destin de Cuba et regarder en direction de l’avenir. Cuba se retrouve isolée dans les années 1990, notamment après le démantèlement de l’U.R.S.S. Le pays traverse une grave crise économique et politique et l’on sent cela dans le film de Gutierrez Alea. Le regard sur la Havane est empreint de nostalgie face au constat d’un gâchis de telles beautés. Le discours du cinéaste fait appel à un sang neuf et à une ouverture, par l’acceptation de toutes les forces qui innervent le pays, plutôt que par leur rejet. Il s’agit donc de donner une leçon d’humanité en prouvant qu’une amitié affectueuse peut exister entre un hétéro et un homo, entre un jeune communiste et un marginal et que le matérialisme dialectique des uns peut coexister avec le culte de la santeria des autres. Il s’agit aussi de prouver que dans ce pays chacun a le droit de faire ce qu’il veut et que Cuba est plus libre qu’il n’y paraît : « bravo ! vivo el communismo democratico ! », s’exclame Diego. Et c’est peut-être là que le discours du cinéaste est plus ambigu. Il est tantôt en sympathie avec  Diego, qui ironise sur le système politique et a perdu toute illusion, tantôt en sympathie avec David, qui veut croire que son pays peut être tolérant et que la répression n’est qu’une étape de la révolution, qui vise à être dépassée. Le cinéaste nous fait part d’un conflit inhérent à l’identité cubaine, traversée de cosmopolitisme et de d’aspirations contradictoires, à la fois protégée et exposée par son insularité.

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Ces ambivalences sont parfois résolues par des passages un peu trop didactiques, dont on regrette la relative lourdeur. Les scènes d’introspection de David et les démonstrations de Diego peuvent paraître redondantes par rapport à leur jeu subtil. La mise en scène est déjà en elle-même très significative, l’image brassant beaucoup de détails qui montrent la complexité de la société cubaine. L’appartement de Diego et son personnage sont amplement suffisants à rendre compte des tensions qui la traversent. Il reste que l’humour est savamment distillé et sauve de la pesanteur. Le film s’achève sur un effet de boucle, où chacun des personnages de David, Diego et Nancy (la voisine fantasque de Diego) est sauvé par l’autre.  Après avoir posé les termes de son amitié avec Diego dans l’espace public et lui avoir interdit de l’appeler « mi amor, mi carino, mi papito », David consent enfin à l’accolade symbolique. La scène de la glace à la fraise du début est reprise de manière inversée à la fin du film, David parodiant Diego. Et le film de nous laisser sur l’idée d’un nouveau départ.

Durée : 1h50

Sortie initiale : La Havane, décembre 1993.

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