Louis Malle- « L’Inde fantôme ».

À tous ceux qui ne seraient pas familiers de l’oeuvre de documentariste de Louis Malle, Malavida films offre une magistrale séance de rattrapage en sortant en salle les 7 épisodes de l’Inde fantôme,  tourné en 1968. 

Quand Malle part filmer quatre mois en Inde, il défriche un terrain encore très peu connu. Certes, d’illustres prédécesseurs ont fait entrer le continent dans les salles de cinéma européennes : Renoir, avec Le Fleuve, en 1951, et Rosselini, avec India, en 1958. Mais L’Inde fantôme propose une rupture radicale avec ces représentations fictionnelles. Documentaire fleuve tourné avec une équipe très réduite -Etienne Becker à l’image, Jean-Claude Laureux au son-, bénéficiant de l’outil tout nouveau qu’est le son synchrone, le film entraîne son spectateur dans un périple immersif au long cours.

En choisissant le plus souvent de se perdre dans les villages reculés du Sud et de filmer les populations les plus isolées, Malle convie son public à un spectacle inédit et saisissant. Nul doute que la découverte des rituels religieux, des ashrams, des travaux agricoles, de la mendicité ou encore des bidonvilles de Bombay n’ait sidéré les spectateurs de 68. Mais qu’en est-il aujourd’hui, où chacun d’entre nous possède sa petite iconographie mentale de l’Inde ?  

L’approche du documentaire reste, en 2023, captivante. Malle aborde le pays en ethnologue. Il évite soigneusement le pittoresque (pas de coucher de soleil sur le Taj Mahal, pas de promenade en éléphant, pas de Benarès, pas de festival des couleurs….) pour donner à voir une part insondée de l’Inde. Si les images frappent souvent par leur beauté, leur puissance ou leur caractère insolite, l’intérêt des films réside beaucoup dans les commentaires qui les accompagnent. 

Le titre et la démarche s’inspirent de L’Afrique fantôme de Michel Leiris. Cette étude ethnologique sur l’Afrique coloniale des années 30 prend la forme inattendue d’un journal intime. S’y entremêlent éclats poétiques, récits oniriques, réflexions ethnologiques et observations linguistiques. Dans ce sillage, L’Inde fantôme se voit et s’écoute comme un journal, pris en charge par une voix off qui n’est autre que celle du réalisateur lui-même. Entre l’image et la voix se construit une alternance entre le “réel” et l’intime, que sonde le documentariste-diariste.

En même temps qu’il donne à voir, Malle donne à penser la représentation: existe-t-il un cinéma vérité? Peut-on saisir la réalité d’un lieu? Peut-on ne serait-ce que l’approcher lorsqu’il s’agit d’un lieu aussi complexe que l’Inde? Lorsque l’on est un étranger, qui plus est un cinéaste armé d’une grosse machine (“Occidental avec une caméra: deux fois occidental”) ? Lorsque la barrière linguistique se trouve démultipliée à l’infini? Le réalisateur, dans un texte écrit en cooperation avec l’historien Guy Bechtel, ne cesse d’interroger le processus de la fabrique de ses images, tout en essayant de définir une éthique du documentaire. La réflexion qu’il présente garde toute sa pertinence dans notre monde saturé d’images et avide d’exotisme.

L’adieu au langage. 

Paradoxalement, ce film où l’on parle tant s’ouvre sur l’expression d’une grande défiance à l’égard du langage. Une séquence liminaire montre une série d’entretiens avec des intellectuels indiens. Mais, très vite, Malle renonce à cette démarche: 

“En apprenant l’anglais, ils avaient pris les habitudes de pensée, les manières de notre civilisation. Ils parlaient de leur pays selon un code, un langage, un alphabet d’occidental. Toutes leurs paroles, je les avais déjà entendues, je les reconnaissais comme miennes”.  

Le langage est un carcan qui forme notre vision du réel et les choix qui s’offrent au réalisateur sont peu satisfaisants: s’en remettre aux anglophones, sachant qu’ils ne représentent que 2% de la population et qu’ils pensent comme des occidentaux, ou aller vers les autres en faisant son deuil d’une compréhension qui passe par les mots: en Inde, les langues sont aussi nombreuses que les traducteurs introuvables. C’est ce choix que fait finalement le documentaire. La rareté des entretiens, l’absence presque constante de traduction, nous laissent face à une altérité brute. Au langage, on préfère le son: beaucoup de scènes donnent à entendre des musiciens, des hommes et femmes en prière, certains récitant des vedas, ces paroles sacrées transmises oralement de brahmane à brahmane qui font dire à Malle qu’en Inde, “au début était le son”. 

 

Le film promeut aussi une éthique et une esthétique du geste. Dans la répétition de leurs tâches quotidiennes, danseuses, ouvriers, mendiants, donnent plus à saisir de l’Inde, de ses difficultés économiques, de son sens du sacré, que le moindre commentaire. Les mains sont omniprésentes.Les yeux aussi. Là encore il s’agit d’un choix éthique. Alors qu’il a d’abord songé à se rendre invisible pour voler des images et les construire à son gré, Malle choisit très vite d’assumer le voyeurisme inhérent à l’acte de filmer dans les endroits les plus secrets de l’Inde. Sa caméra est parfois si près des gens qu’elle met mal à l’aise. Mais en retour, le cinéaste fait une grande place aux regards des Indiens et accepte de devenir lui aussi une part du spectacle. Les regards caméra -parmi les plus beaux du cinéma- deviennent le leitmotiv emblématique du documentaire, qui lui donne son unité : 

“Nous étions venus pour les voir et ce sont eux qui nous regardent”.

L’adieu à la raison. L’art de (se) perdre.  

Comme elle est renoncement à une certaine forme de langage, l’histoire de l’Inde fantôme est aussi à bien des égards celle du renoncement à la raison. Le projet initial était de tourner un documentaire sur les castes. Mais cet objet se révèle impossible à appréhender. Ses manifestations visibles sont rares; le sujet est tabou; le langage une fois encore se révèle impuissant: “Paria, caste, intouchable n’existent pas (…). Ce sont des termes inventés par les Occidentaux”. Dès lors, il s’agira simplement de tourner, d’accepter le hasard, de se laisser happer. Le témoignage de Jean-Claude Laureux est sur ce point particulièrement éclairant: 

“Après ces quelques jours, on n’a presque plus jamais parlé des castes et on s’est laissé complètement guider par le hasard. En Inde, il se passe toujours quelque chose, d’autant qu’il y a des gens partout, même en pleine nature. Je ne sais pas si vous vous souvenez de ce plan sur un homme qui pousse une machine à coudre, une vieille Singer, au milieu de nulle part… Et puis, on se laissait guider par des rencontres : on nous parlait de quelqu’un dans son ashram et on partait le voir. C’était uniquement de l’improvisation. […] J’ai aujourd’hui encore quelques amis qui réalisent des documentaires, et en parlant avec eux, je suis toujours assez effrayé d’apprendre ce qu’ils sont forcés de faire pour obtenir un petit financement. Ils sont quasiment obligés d’écrire un scénario, au point qu’on se demande quel intérêt y a t-il à filmer si l’on a été aussi précis dans ce que l’on veut dire ou faire avant le tournage ? Le travail semble déjà terminé, non ? Alors que Louis avait eu la chance de pouvoir se produire lui-même, mais aussi le courage de partir, non sans quelques idées au départ, mais sans avoir rien de précis en tête. Il a eu l’audace de se dire : « Allez, on va voir ! ». Trop baliser son tournage, ça veut dire qu’on sait d’avance ce que l’on veut montrer, ce que l’on veut démontrer surtout, et donc cela signifie qu’on refusera de reconnaître face à la réalité qu’on avait éventuellement tort dans nos idées. Et c’est toujours ce que l’on a fait après, quand on a été filmer chez Citroën ou sur la place de la République. Aujourd’hui, il paraît impossible de produire des films ainsi, d’aller voir une chaîne et de leur annoncer : « Voilà, on va s’installer Place de la République, arrêter des gens qui passent et leur demander si on peut parler avec eux ». Peut-on encore trouver un centime pour faire ça ? »

Très vite donc, Malle renonce à tout itinéraire, à toute velléité de composition dramaturgie et cinématographique, et finalement à toute compréhension. Parfois même, avoue-t-il, il n’ a plus envie de filmer: “Nous avions envie de vivre les choses et non plus de les comprendre”. Aussi le film choisit-il très souvent l’immersion dans les foules.

Les commentaires se raréfient. Le ton est de moins en moins péremptoire. Alors qu’au début Malle n’a de cesse de fustiger le fanatisme religieux, il finit par se laisser “fasciner” par la puissance des croyances indiennes. Dans ce qu’il nomme « une filature, une enquête dont l’objet [lui] échapperait”, il ne s’agit plus de filmer « pour vérifier une idée, pour la démontrer”. Il s’agit d’être possédé plus que de posséder, de se débarrasser de tous les oripeaux du discours cartésien, blanc, colonial. Cette entreprise de dépouillement semble bien plus belle et authentique que celles des quelques hippies croisés sur la route, sur lesquels un regard un peu ironique est posé. 

Les fantômes de l’Inde. 

L’Inde est une maîtresse en renoncement. Avec sa profusion de territoires, de castes, de langues, de religions, elle est impossible à appréhender. Et malgré un parcours immersif, qui se déploie dans le temps, malgré une alternance entre scènes prises sur le vif et entretiens, l’on est sans cesse confronté à l’aporie, qui devient le grand motif du film. Un épisode, intitulé “Les étrangers en Inde” présente des entretiens avec des Européens venus goûter les délices érémitiques d’une vie spirituelle dans un ashram de Pondichéry, mais aussi avec les juifs d’Inde, des intouchables, ou bien encore des tribus autochtones telles celle des Bondos et des Todas. Parmi eux, qui est l’étranger? Ou plutôt, qui ne l’est pas? Qu’est-ce finalement que l’essence de l’Inde sinon cette inaliénable altérité? Cette insaisissabilité? 

D’autant que Malle, et c’est son côté romantique, a une prédilection pour les mondes en sursis: les Bondos et les Todas, tribus dans lesquelles il voit une société idéale sont en voie de disparition. Le pays est en train de s’industrialiser. Le tourisme de masse va bientôt le dénaturer, Malle le pressent. La ville dévore les campagnes. La montée en puissance des nationalistes menace la paix. Fantômes en devenir que ces paysages et ces êtres idéalisés. Paradis perdus. Des pêcheurs aux techniques ancestrales  rappellent au réalisateur ceux qu’il filma jadis aux Seychelles. Tout jeune documentariste, il fut ébloui par cette vision. L’adieu à un monde et l’adieu à la jeunesse se combinent dans cette magnifique scène mélancolique qui contemple ses fantômes.

Mais le cinéma est en soi créateur de fantômes. Sur ce que l’on a appelé “cinema-vérité”, Malle pose un regard empreint de soupçon. C’est un des aspects les plus passionnants de son travail. Dans le premier volet de la série, la caméra s’attarde très longuement sur des vautours en train de dévorer le cadavre d’un buffle. Survient alors cet aveu: “Quand je revois cette scène, je me rends compte que nous avons réagi suivant les schémas de notre culture.” Et le réalisateur d’expliquer que la dévoration animale, le décor aride et nu lui ont rappelé la Grèce antique. Sous son regard d’occidental, ils sont devenus les éléments d’une scène de sacrifice. Pour l’Indien qui l’accompagne, c’est une vision d’une grande banalité, qu’aucune intensité tragique n’embellit.

En Inde comme ailleurs, on ne voit le plus souvent que ce que l’on rêve. Malle s’avoue finalement aussi naïf que les hippies: “Ni les uns ni les autres n’échappons à notre civilisation. J’ai peur qu’ils rêvent l’Inde, comme je la rêve moi-même”. Un jeune Italien venu à Goa pour trouver une forme de spiritualité lui fait écho: “Je n’ai pas trouvé. Peut-être que ce que je cherchais, c’était une idée à moi”. Bien sûr, il y a en Inde des choses que l’on ne soupçonnait pas, “des réalités économiques qui ne veulent pas que [ l’on] rêve”. Mais  l’objectivité est un mirage. Tout discours est une construction tributaire d’un cadre culturel, social, historique et géographique. D’ailleurs, le documentaire causa  un incident diplomatique entre les Anglais ( qui l’avaient diffusé sur la BBC) et les Indiens, qui trouvaient la peinture de leur pays passéiste et misérabiliste, très loin de sa réalité.

Pour le spectateur contemporain, Malle livre aussi avec L’Inde fantôme, à son corps défendant, une plongée intéressante dans la psyché d’un homme blanc des années 60. Il faut bien dire que certains commentaires font tressaillir. Ainsi de celui-ci, exposant une vision de l’amour: “Nous avons passé cinq mois en Inde sans jamais voir l’amour, sans jamais voir un homme se retourner sur une femme, sans jamais entendre un sifflement, surprendre un geste tendre ou provocant”. Ou encore de commentaires du type: “Nous sommes un peu surpris par l’embonpoint de la danseuse”, que nul ne se permettrait plus aujourd’hui.  Quant à la société des Todas, elle est décrétée idéale parce qu’elle ignore la  pudibonderie et enseigne la sexualité aux filles, “au même tire que le chant ou la cuisine » dès l’âge de 13 ans…Dans les domaines politique et économique, le discours semble également bien daté. Lorsque, dans le dernier épisode, Malle visite les usines de Bombay, il n’a de cesse d’associer comme malgré lui modernité et Occident: “dans cette filature moderne dont les machines viennent de Suisse, l’accent est mis sur l’efficacité et le rendement. L’automatisation est avancée”. Et il déplore que la Révolution communiste n’ait pas eu lieu en Inde: “Ces ouvriers n’ont pas pour l’instant de conscience de classe”; “Il leur manque un Mao Tsé Tung, quelqu’un qui adapterait le marxisme léninisme aux conditions particulières de l’Inde”…Pour le spectateur de 2023, le film est comme hanté par les fantômes d’un langage et d’une pensée révolues.

Face à une réalité qui sans cesse se refuse à lui, L’Inde fantôme, dont le sous-titre est Réflexions sur un voyage,  devient un  grand film gigogne dont le coeur serait l’idée de la perte. C’est un témoignage sur un pays en pleine mutation, dont beaucoup d’éléments sont en voie de disparition ou de “folklorisation” dès 1968. C’est une réflexion désabusée sur l’illusion de l’objectivité dans la construction d’un discours qui prend l’autre pour objet. C’est la trace d’une vision du monde dans laquelle on ne se reconnaît plus. C’est surtout une leçon incroyable et indispensable sur l’art de faire un documentaire. 

 

 

Louis Malle, L’Inde fantôme. 

France, 1968, 416 minutes, en couleurs. 

Des trésors du catalogue Gaumont. 

Sortie en salles le 8 février 2023. 

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A propos de Noëlle Gires

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