Entretien avec Juan Carlos Medina, réalisateur de "Insensibles"

Tout d’abord Bonjour, « Insensibles » a été projeté en France à l’occasion de festivals, à l’Etrange Festival de Paris d’abord, puis à Lyon à l’occasion des « Séances Hallucinées » et dans quelques jours il va enfin sortir en salles dans toute la France. Une question nous taraude alors comment avez-vous l’idée d’un tel film, d’où est-ce parti ?

Je voulais faire un film sur une figure représentative, une sorte d’incarnation du mal absolue historique des années de la guerre civile et de l’après-guerre civile en Espagne. Cette figure que l’on voit dans le film, ce monstre appelé « Berkano » est donc apparue assez vite lors de la conception du projet. Mais ce n’est que lorsque j’ai découvert le syndrome de Nishida, la maladie d’insensibilité, que tout cela a pu parfaitement s’imbriquer. Elle est devenue pour moi la métaphore visuelle idéale pour raconter cette histoire humaine sur la manière dont on construit sa vie avec de la souffrance. Pour moi ces enfants qui vivent avec cette maladie incarnent parfaitement le destin collectif du peuple espagnol de ces années-là et m’ont ainsi permis de faire d’Insensibles un film sur la quête de soi et la recherche de la vérité à tout prix même au prix de la santé mentale et de la vie.

Pour ce film, vous avez travaillé avec un co-scénariste, Luiso Berdejo, c’est assez étrange parce qu’en France cet homme n’est réellement connu que pour avoir travaillé sur le film [Rec] qui, il faut l’avouer est un film radicalement différent d’« Insensibles », même si il y a dans ces deux films une narration qui tourne autour de secrets enfouis et révélés.

Je pense qu’il ne faut pas du tout essayer de rapprocher Insensibles et [Rec] qui sont des films très différents.  J’ai connu Luiso en 2001, bien avant qu’il écrive [Rec], je l’ai connu à l’époque où il écrivait des courts métrages. On était ensemble dans un festival, on présentait tous les deux un court, lui il avait son court de l’époque Ya No Puede caminar et moi j’avais Rage que j’avais tourné ici en France. J’ai vu son court métrage et j’ai tout de suite était attiré par sa personnalité. Il m’a ensuite fait lire certains de ces textes dont un scénario qu’il avait écrit à l’époque, qui s’intitulait Liquido, et sur lequel Almodovar avait posé une option pour le réaliser. Et, si tu lis cette histoire tu te rendrais compte qu’on y trouve de nombreuses thématiques identiques à celles d’Insensibles. J’ai donc tout de suite flashé sur son univers et me suis dit qu’ensemble on pourrait faire quelque chose de très intéressant.

Il y a dans « Insensibles », au premier abord, quelque chose de particulièrement frappant et sur lequel on ne peut s’empêcher de se questionner, c’est sa proximité, de par son contexte et son histoire, avec ce nouveau genre fantastique espagnol qui depuis quelques années est particulièrement prolifique grâce entre autres aux films de Guillermo Del Toro. Le rapprochement est volontaire, où est-ce d’avantage une sorte d’exorcisation inconsciente, commune à une grande majorité de réalisateurs espagnols contemporains ?

 

Oui je pense qu’on fait tous des films comme ça, parce que les mêmes causes génèrent les mêmes effets. Il y a quelque chose dans l’imaginaire collectif espagnol, il y a toute une zone de non-dits, de tabous, sur notre passé qui produisent des monstres dans notre imaginaire collectif. C’est parce que ces choses sont là qu’il y a ce genre de films qui sont fait et que ce genres d’idées continues à émerger dans l’esprit des cinéastes. Alors bien sur j’adore les films de Del Toro, que j’ai d’ailleurs rencontré à l’époque où il est venu en Espagne faire ses films. Je pense d’ailleurs qu’avec ses films, il a repris le flambeau de toute une tradition de films à l’époque de Victor Elice, de Narcisso Ibanez Serrador. Alors effectivement, il y a une façon commune de raconter l’indicible des horreurs de l’histoire espagnole à travers d’abord le fantastique, l’imaginaire, parce que c’est une façon de toucher ce qui et indicible. Mais aussi, à travers le regard de l’enfance, celui de l’innocence parce que quelque part ce n’est que comme cela que l’on peut livrer un point de vue totalement honnête et transmettre l’incompréhension morale de ces choses. C’est surement la seule façon de toucher l’indicible d’un passé comme le nôtre, pétri de tabou.

Malgré cela, ou plutôt fort de cela, il y a dans votre film quelque chose qui le rend vraiment unique, quelque chose de fort qui le distingue des autres films qui ont été fait précédemment. Il y a dans le film comme une espèce de volonté de lier l’intime avec le sort de la nation, une sorte de fresque assez spectaculaire sur 1h40.

 

Je suis ravi que tu m’en parle, parce que c’est rare que l’on me questionne là-dessus et c’est quelque chose que je tiens vraiment à souligner. J’ai en effet voulu vraiment construire ce film comme un perpétuel va et vient entre l’intime et l’épique, entre le destin individuel et le destin collectif. L’une de mes directions de mise en scène les plus importantes était vraiment d’essayer de raconter l’histoire à la fois à la hauteur de Benigno, cet enfant qui va devenir Berkano, de mettre le plus possible le spectateur dans sa subjectivité, mais aussi travers les yeux de David, et de faire en sorte que leurs deux points de vue se collisionnent, leurs chocs produisant alors le film. Tout au long du film j’ai donc essayé de maintenir cet effet de balancier, où le portrait de quelque chose de très intime permet d’ouvrir sur l’épique, sur le collectif, comme par exemple cette scène de groupe où les rouges sont fusillés vu à travers l’œilleton de la cellule de Benigno.

Il y a un côté très « Parrain 2 » dans la narration …

Oui absolument. D’ailleurs c’est évidemment un film que j’adore, c’est un chef d’œuvre absolue et justement j’ai voulu que les deux histoires de mon film soit un peu comme dans le Parrain 2. Dans Insensibles comme dans le film de Coppola, il ne s’agit pas de flashbacks. L’histoire de Michael et de Tony nous sont livrées en parallèle et les sauts entre le passé et le présent sont très élégants, presque invisibles. C’est une façon de montrer, comment le passé est lié au présent, le lien génétique qui lie les générations, les époques, les cycles qui se reproduisent, comment le karma du passé affecte sur le karma du présent.


Et justement, c’est très intéressant ce que vous dites parce que dans votre film on ressent que vous avez attaché un soin tout particulier à essayer de faire passer ce lien ténu entre passé et présent, à travers les lieux. La façon dont ils se resserrent et vont du collectif vers l’intime, jusqu’à finir de façon sublime dans les yeux de David. Votre film semble parler moins de la faute, comme la majorité des films espagnols de ce genre, que de l’héritage.

En effet, je voulais réellement me sortir du jugement moral et montrer simplement comment les choses sont finalement cyclique, le film commence et finit par du feu, l’enfant de David va finalement se retrouver dans la même situation que son père, avec des questions sans réponse. Je tente de montrer qu’il y a comme une sorte de malédiction, un karma circulaire, dont on ne pourra pas se défaire tant qu’on n’aura pas résolu ses problèmes dans notre histoire. Mais j’ai surtout voulu, avec ce film, embarquer les spectateurs, les prendre comme témoin, à l’instar de David dans cette histoire et ainsi livrer une histoire sans aucune notion de bien ou de mal, sans jugement moral. La création d’un monstre à travers l’histoire, comment un monstre est façonné avec une personne innocente. Et comme le spectateur épouse son point de vue je pense que c’est pour ca que le film est assez dur. J’ai du coup choisit de filmer dans la chair le parcours tragique et cruel de ce personnage enfermé dans une double prison. Je pense qu’il n’y a que comme ça que j’aurais pu raconter cette histoire.

Les lieux ont donc une grande influence sur l’évolution des personnages, tout en étant le miroir de leurs psychés. Comment les avaient vous trouvés ? Quelles ont été vos critères de sélection ?

L’asile c’est un endroit qui est complètement reconstitué, c’est un endroit qui n’existe pas. L’histoire dans le scénario se déroule à Canfranc, près de cette fameuse gare qui a été pendant longtemps le seul passage ferroviaire entre la France et l’Espagne au milieu des Pyrénées, passage stratégique donc pendant la seconde guerre mondiale, d’autant que les nazis acheminaient à cette époque du Tungstène vers l’Allemagne, ce métal dont Hitler avait besoin pour les blindages des Panzer. Il y avait donc beaucoup de trafic et aussi beaucoup de nazis à cette époque. Ça allait donc de soit pour moi que l’histoire d’Insensibles devait se passer là. En plus de ça c’est en endroit qui est à cheval dans les montagnes, très isolé et incroyablement visuel. On peut sentir que la confrontation avec la nature va y être assez violente.

Je savais lors des repérages que si je me mettais à chercher un asile, je n’allais pas trouver ce que je voulais. Très vite quand on en a parlé avec mon production designer, Inigo Navarro, on s’est très vite diriger vers une architecture très carcérale et militaire, pour ne tomber dans le classique asile pour tuberculeux du 19ème construit près d’une ville. On est alors tombé sur ce fort militaire du 19ème dans les Pyrénées. Malheureusement, le fort était en ruines et il ne restait que les étages du bas. Le tournage c’est donc divisé en deux parties, les plans rapprochés où la partie du haut est coupée par le cadre et les plans plus éloignés où l’on a inclus des CGI.

Pour ce qui est des intérieurs, tous est construit en décors, afin d’avoir une certaine liberté dans la mise en scène. Que l’on puisse à notre guise déplacer des parties de décors pour y mettre la caméra. Fort heureusement, j’avais déjà fait mon story-board et donc le décor a été directement construit en fonction de mes choix de mise en scène.

Finalement depuis le début de cet entretien on n’a pas vraiment abordé de l’argument fantastique du film. Selon toi, « Insensibles » est-il réellement fantastique ?

Ben oui et non. Il est fantastique de la même façon que Les Yeux sans visage de Franju est un film fantastique, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun élément surnaturel. Il n’y a pas de fantôme, ni aucun autre mythes fantastique. J’adore les films de genres, mais c’est vrai qu’avec ce film j’ai davantage voulut faire un film fantastique « scientiste », un peu comme Mary Shelley ou H.G Wells. Tout ici n’est que la conséquence de la maladie et de l’histoire du pays, après la maladie est romancée et est prise comme métaphore.

Absolument. Après il me semble que le film provoque chez le spectateur de nombreux chocs esthétiques et psychologiques qui font naitre le fantastique…

Tout à fait. Je suis un fanatique d’auteurs fantastiques et celui que je mets sur un piédestal c’est Lovecraft. Et justement chez Lovecraft, Il y a cette façon de créer le fantastique par l’évocation de détails très concrets. C’est-à-dire qu’il ne va pas vous parler d’un démon en forme de serpent qui va débarquer dans la rue et tuer tout le monde, non lui il va vous parler de choses très concrètes, d’une maison détruite, de traces sur un chemins, de choses de la vie de tous les jours qui, une fois recoupées, dessinent une réalité fantastique, quelque chose de vraiment atroce et d’indicible. Et je pense que ces lectures m’ont beaucoup marquées, de l même façon qu’elles ont marqués de nombreux autres cinéastes que j’admire et qui m’inspire comme Carpenter par exemple et plus particulièrement The Thing avec cette incroyable introduction qui va du chien à la découverte de la station. C’est une façon d’embarquer le spectateur et de le faire participer activement, que son imagination fonctionne, que son sens moral fonctionne, c’était un ça le véritable défi de ce premier film. Finalement c’est toujours pareil, je pense que l’on réalise les films qu’on aimerait voir en tant que spectateur.

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A propos de Quentin Boutel

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