Voilà presque 10 ans que nous avions interviewé Guy Maddin. De trop longues années qui séparent La Chambre interdite de son nouveau long métrage, le fou, génial et inclassable Rumeurs qui feint d’illustrer le brûlot politique pour nous emmener ailleurs, sans jamais pour autant perdre de vue l’état du monde. C’est un peu de tout cela dont va nous parler Guy Maddin, toujours aussi bavard, un cinéaste désenchanté mais sauvé par un humour, un sens de l’absurde et l’inspiration débordante qui lui sert de respiration. Puissent la finesse, l’intelligence et la poésie de ses mots vous bercer autant que ses films.
Avec Rumours, aviez-vous conscience d’aller vers quelque chose qui soit à la fois très différent de vos autres films et en même temps vraiment reconnaissable pour qui aime votre cinéma ?
En effet, contrairement à mes films précédents, je ne réutilise pas d’éléments du vocabulaire cinématographique d’antan et le film n’a pas cet aspect ancien. Il y a dix ans, avec La Chambre Interdite, nous avions en quelque sorte poussé ce vocabulaire à son aboutissement ultime, on avait épuisé toute notre passion pour ce cinéma perdu, ces images du passé. Mais on reste les mêmes personnes et les questions que l’on se posait à ce moment-là continuent à nous tarauder.
Quand on s’est lancés lancés dans ce projet impliquant le G7, qui a été créé dans les années 70, il n’y avait aucune raison de le représenter à la manière d’un film muet, avec des émulsions chimiques qui se désagrègent et ce genre de choses. Rumours exigeait une esthétique normale, surtout au début. Il fallait vraiment que ça ressemble à un vrai sommet du G7, puis quand la nuit tombe, un abandon s’installe.
On a écrit le scénario en laissant de côté notre malice habituelle pour nous tourner vers une autre forme de malice, et je pense que si l’on faisait un test ADN de nos films précédents et de celui-ci, la cour d’assises trancherait qu’il s’agit des mêmes malfaiteurs.
Pour Rumours la question du langage est essentielle. On voulait un flux libre avec une petite touche de surréalisme. Mais quand Evan s’est mis à écrire les dialogues, il est comme entré en transe et s’est mis à parler géopolitique. Les mots jaillissaient de sa bouche comme de jolies petites bulles de savon irisées, mais au lieu de simplement aller éclater sur un brin d’herbe, ils parvenaient à rester dans les airs. Un sens commençait à émerger de ces phrases, puis tout se contredisait, de sorte qu’à la fin il ne restait plus rien. J’adorais l’idée de simplement laisser les personnages converser ainsi pendant une heure et demie. Pour moi c’était un miracle, comme ce que dégageait La Chambre Interdite. Pas d’un point de vue esthétique, mais dans l’écriture.
L’aspect visuel reste ancré dans le réel. Ce n’est pas lui qui devient bizarre, mais les idées. L’intrigue se déroule dans une forêt, la nuit, au clair de lune. Les leaders du G7 sont en errance, mais le réseau électrique est maintenu, il y a des sources de lumière, donc on peut voir distinctement les visages des personnages. Je suppose que c’est un éclairage de comédie, un genre qui ne se déroule pas dans le noir comme les thrillers ou le cinéma onirique. Mais que se passe-t-il réellement ? C’est dans le langage que tout se passe.
Cela me rappelle un peu L’Ange Exterminateur de Buñuel, un film vraiment parfait. Je ne dis pas que nous atteignons le niveau de ce film – et quasiment aucun film n’y parvient – mais on y voit une quinzaine de personnes piégées dans une salle à manger pendant deux heures. Ils sont libres de partir, les portes sont grandes ouvertes, mais ils n’y parviennent pas, et le langage est essentiel dans le film. On finit par se reconnaître également en eux. J’aurais voulu pouvoir quitter la pièce il y a très longtemps, presque trente ans, mais je me suis retrouvé coincé dans les mêmes mauvaises habitudes, scotché à ma ville natale. J’imagine que je vais y passer le reste de ma vie, mais toujours est-il que je n’ai pas réussi à quitter la salle à manger. Peut-être que notre film parle de ça. Désolé ma réponse a duré une demi-heure (rires).
Ces dialogues sont un vrai cadeau pour des acteurs…
Ils étaient tous très bons, apportant leur propre approche, leur style, chacun avec sa nationalité, son accent et son approche du métier. On leur a demandé de respecter absolument les dialogues, ce qui leur a très bien convenu, tout en y amenant leur propre profondeur. J’avais déjà travaillé avec de très bons acteurs, mais ce casting est vraiment spécial. Denis Ménochet par exemple est stupéfiant. Hilarant, chaleureux, brillant et généreux. Pour préparer son rôle il a écrit un très bel essai sur les cadrans solaires, comme ces chefs d’Etat français qui peuvent se permettre d’être des intellectuels, des philosophes, d’écrire des romans érudits ou des essais. Il s’est complètement immergé là-dedans, à en perdre le sommeil, et je le trouve très plausible.
Quant à Cate Blanchett, elle surprend dans un rôle assez décalé…
Elle est l’une des plus grandes actrices anglophones de notre génération. Son défi était le plus difficile à relever selon moi. Elle a vraiment su créer un personnage de leader féminin alors même qu’elle a autant de dialogues que les autres personnages. Elle m’a épaté. On l’associe à ses rôles dramatiques mais c’est aussi une excellente actrice de comédie, elle sait parfaitement doser l’exagération, la douceur, elle est très ingénieuse. C’est sans doute la base pour un acteur, mais leur capacité à se repérer dans la continuité du film quand vous tournez dans le désordre, et à se mettre parfaitement en condition est incroyable. Et voilà que je parle comme un fan (rires). Normalement c’est au metteur en scène de faciliter cela, mais eux n’en avaient pas besoin. Ils travaillaient ensemble quasiment tous les jours, donc chacun soulevait des questions et apportait des réponses, un peu comme le ferait un réalisateur. C’était impressionnant, et Evan les a très bien accompagnés.
Justement, comment se répartissent les rôles entre Galen, Evan et vous ?
On travaille ensemble depuis longtemps, d’ailleurs sur La Chambre Interdite Galen aurait dû être crédité à la mise en scène au même titre que moi. On est juste une bande de trois réalisateurs, qui sur le plateau faisons notre maximum pour que le film existe.
Sur La Chambre Interdite je tenais la caméra, ça tournait, et je choisissais l’angle à la volée en regardant les acteurs, et je changeais constamment d’avis. Je préparais la suite avec les acteurs tout en continuant à filmer.
Sur Rumours, qui nécessitait de tourner plus longtemps dans des décors naturels, avec des dialogues très précis, c’est plutôt Evan qui s’est occupé de la mise en scène, même si on regardait tous les trois les plans sur les moniteurs et qu’on discutait du résultat tous ensemble. Comme Evan est plus jeune et plus rapide que moi, il courait voir les acteurs. Il est arrivé que Cate Blanchett vienne visionner la dernière prise, et elle parvenait à donner un avis très objectif sur sa prestation. Elle se demandait alors ce qu’il manquait, et retournait faire une prise.
L’équipe a sans doute trouvé que Evan était celui qui dirigeait le plus sur ce film, mais c’est variable en fonction des projets. On avait éprouvé quasiment tous nos désaccords au stade de l’écriture, puis du storyboard, et on savait qu’il ne fallait surtout pas se disputer devant les acteurs ou l’équipe. C’est trop chronophage, et les vingt-trois de tournage donc on disposait étaient déjà limite, donc le désaccord n’avait pas sa place. Et puis à un moment il se trouve que nos souhaits étaient parfaitement et miraculeusement alignés, donc on sentait qu’ensemble on allait pouvoir obtenir rapidement des réponses, comme si on s’était entraînés pour un gros match, et que une fois sur le terrain on gère les problèmes comme ils se présentent. A la fin on n’a plus qu’à regarder le score pour savoir si on s’en est bien sortis (rires).
Que vous apporte le fait de travailler à trois, humainement, et par rapport à votre processus créatif ?
Chacun de nous est bon dans un domaine en particulier, et on a aussi des talents communs, donc si vous retiriez l’un d’entre nous, il manquerait vraiment quelqu’un, et on serait moins performants. Par exemple, Galen est compositeur et designer sonore mais aussi un excellent monteur. Evan est un excellent monteur également, avec un sens très fort de la construction narrative. Moi, je ne sais pas, ce suis ce que je suis. En tout cas, ensemble, on maitrise tous les champs qui servent nos projets. Je ne dis pas que l’on peut réaliser n’importe quel film (rires), certains films sont hors de notre portée, mais en ce qui concerne nos propres projets, on assure et on fonctionne comme un seul cerveau. Je ne conseille à personne de venir nous voir travailler, car la vision d’un cerveau à nu entouré de cheveux, en train de carburer, serait horrible ! (rires) En tout cas, c’est ainsi que l’on fonctionne. Ensuite sur le tournage, on est totalement prêts et on s’active. Mais je comprends la curiosité que notre trio suscite. Je me demande depuis un moment comment les frères Coen font pour travailler ensemble, et encore, ils ne sont que deux ! On fait juste ce qu’il faut pour que le film existe. Il ne faut pas croire que nous chantons une partition à trois voix en parfaite harmonie (rires), en tout cas on remplit notre rôle. Par exemple, on a parfaitement conscience que, tout agréables qu’ils soient, les acteurs, comme les enfants – et je ne dis pas que les acteurs sont immatures – mais que, comme des enfants, ils pourraient opposer les différents réalisateurs comme s’ils opposaient leurs parents pour obtenir ce qu’ils veulent. Nous n’avions pas d’acteur manipulateur, et peut-être qu’on a eu de la chance, mais on voulait leur présenter un front uni, comme deux parents solides, ou comme ici trois parents.
On s’apporte une compréhension mutuelle. Si on n’avait qu’une toute petite somme d’argent pour faire un film, le trio réussirait quand même à donner naissance au film. On sait tous écrire, diriger, Evan et Galen savent monter, composer, s’occuper des effets spéciaux, étalonner. Je peux être le chef’op, Galen est un excellent graphiste… à nous trois, on peut tout faire. Avec le temps on a cette opportunité de s’entourer de professionnels de plus en plus expérimentés, mais on pourrait aussi tout faire nous-mêmes.
En parlant de cerveau, pourquoi ces visions de gros cerveaux, que ce soit dans La Chambre Interdite, ou maintenant dans Rumours ? Pouvez-vous nous en dire plus, à moins que vous ne souhaitiez garder le mystère…
C’est un geste, un élément visuel. Le film est surtout verbal, donc on a voulu insérer une apparition, quelque chose qui ne s’explique pas avec des mots. Un gros cerveau comme celui-ci rappelle les séries B, ce qui nous aide à garder un équilibre dans notre recette, notre ton particulier. On voulait un film qui mélangerait la finesse d’écriture et des choses plus potaches, avec des touches de film d’horreur qui font un coucou de quelques secondes. Un soupçon d’horreur, un soupçon de pulp, de manière à varier les saveurs.
Un réalisateur ne devrait pas expliquer, en tout cas on ne fera pas d’interro écrite à la fin quant à la signification du cerveau (rires). Il est simplement là, puis il n’est plus là. Le cerveau ressemble exactement à ce que j’avais demandé. C’est vrai, j’avais déjà montré des cerveaux. Je me souviens qu’il y a trente ans, pour Careful, j’avais demandé qu’un cerveau dévale le flanc d’une montagne enneigée, puis s’arrête dans un nuage de vapeur. Un accessoiriste était parti chercher un vrai cerveau dans un abattoir. Le cerveau faisait la taille d’une noix, alors je lui ai dit indiqué la taille que je voulais, peu importe qu’il le trouve ou qu’il le fabrique. Ca a été des décennies de frustration (rires).
Pour Rumours, j’ai demandé à la production designer Zosia Mackensie et au directeur artistique John O’Regan un cerveau de la taille d’une petite voiture. Il s’est garé dans la forêt pile à l’heure et c’était parfait.
En effet c’est comme une vision, un bref moment qui reste en tête. Un autre bref moment, trivial lui, reste aussi en tête, à la fin de la scène intime entre Cate Blanchett et Roy Dupuis. Ce côté « vision » met en valeur les scènes.
En tant que réalisateur j’apprécie d’avoir la même liberté qu’un romancier qui a l’espace, le temps d’histoire nécessaire pour faire basculer les tons. Dans un film, on n’a qu’une heure et demie ou une heure quarante pour faire rentrer tout ça, mais c’est en fait bien assez pour développer différentes teintes, saveurs, esthétiques, qui finalement forment un tout. C’est d’autant plus crucial pour un film comme Rumours, qui se déroule quasiment dans un lieu unique. C’est un univers plutôt confortable, juste un petit groupe de personnes qui parlent d’une certaine manière, mais je pense que c’est un univers qui s’impose assez rapidement, et qui est assez inédit pour un spectateur. On voulait juste que le film ait un parfum unique. C’est peut-être une démarche idiote, car on rencontrerait un plus grand succès commercial en utilisant les bons vieux ingrédients, mais j’aime penser qu’on a créé quelque chose de différent des autres films. De très bons projets sont produits, remplis de suspense et de grandes performances, mais on préfère les objets curieux en marge d’Hollywood, les films plus originaux.
Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre humour et tension apocalyptique ? Cette fusion doit être un sacré défi, et est-ce votre vision du monde ?
Je pense qu’aucun de nous trois n’est très optimiste au sujet de la capacité de l’être humain à faire front et résoudre les problèmes quand c’est nécessaire. Ce serait d’autant plus pertinent maintenant qu’il ne reste quasiment plus de survivant de la Seconde Guerre mondiale, où les gens, au moins, semblaient unis contre un ennemi commun. C’était un autre temps. Les pays aiment entrer en guerre, s’entretuer, c’est quelque chose qui se produit depuis la nuit des temps, et certains deviennent riches en vendant des bombes ou des armes, alors que personne ne s’enrichit en luttant contre les changements climatiques, au contraire cela coûte de l’argent, ils doivent penser au futur, à leurs enfants et petits-enfants, ce que déteste le capitalisme, qui ne pense qu’à lui. Dans le Nord de l’Amérique beaucoup de personnes prennent le changement climatique pour un canular, donc on détruit les mesures prises précédemment, et je pense que ces va-et-vient continueront jusqu’à ce qu’on soit fichus. Ce ne sera pas une fin brutale, comme une invasion extraterrestre ou une explosion nucléaire, on va juste avoir de plus en plus de mal à vivre, et ce bien après ma mort. C’est ce que je ressens, alors qu’est-ce que je fais ? On n’en a pas discuté avec Evan et Galen, mais je trouvais cela plus intéressant de ne pas tomber dans le désespoir.
C’est sans doute pour cela que Rumours semble plus absurde que satirique…
Je suppose, oui. On n’a pas vraiment décidé de faire quelque chose d’absurde, et si on avait voulu l’éviter, on aurait abordé différents éléments différemment. On s’est juste laissés porter, et lors de la Première à Cannes, je n’étais même pas sûr qu’il s’agisse d’une comédie, mais le public s’est mis à rire même avant le générique, et ça a continué du début à la fin, ce qui m’a beaucoup surpris. Personnellement je ne dirais pas qu’il s’agit d’une comédie, même si on en décèle des éléments dans le jeu ou le montage. Je voyais le film comme une étrange pièce littéraire ayant son propre ton, et non purement comme une comédie. C’est un melting pot, et la comédie arriverait en dixième dans la liste. Cela dit, si les gens y voient une comédie, ça me va. Est-ce une comédie absurde ? Peut-être. Le côté satire n’est pas volontaire. On a juste imaginé un rassemblement des leaders du G7, où ils passeraient une nuit comme on en a tous passé en étant ados, quand vous dépassez le couvre-feu et que tout ressemble à une aventure. L’air est doux et revigorant, ce qui vous tient en éveil bien plus tardivement que votre heure de coucher habituelle. Tout semble mélodramatique, plus romantique, empli du champ des possibles. Comme une aventure qui semble dangereuse, avant que vous ne vous réveilliez le matin en réalisant que pas tant que ça, ou peut-être que si, finalement. En quelques mots : une longue nuit trépidante, un peu comme dans American Graffiti, Dazed and Confused ou Le Songe d’une Nuit d’été. Il se trouve que les héros sont les leaders du G7, mais aucun d’eux ne parle de ses convictions politiques. Ils pourraient aussi bien être des adolescents qui vivent leur dernière nuit de lycée et se disent au revoir.
Une seule chose me préoccupait à l’écriture, c’était justement d’éviter l’allégorie ou la satire politique, et on se disait que si l’histoire commençait à s’en rapprocher on enfoncerait la pédale de frein, on ferait demi-tour pour la laisser derrière aussi vite que possible. Au lycée je n’identifiais pas très bien les allégories ou les métaphores, apprécier les histoires pour elles-mêmes me suffisait. Ce n’est qu’en étant adulte que j’ai appris à les déceler. Elles apportent de la richesse, mais je ne me remettrai jamais de l’amertume que me procurait certaines œuvres qui me faisaient me sentir stupide, et je me suis toujours dit que si un jour je faisais des films, je ferais toujours en sorte que les gens ne se sentent pas stupides, que je les laisserais juste se faire plaisir.
Mais je pense que certaines personnes se sentent quand même stupides ou nous en veulent parce qu’ils ne comprennent pas tout ce qui se passe ou ce que l’on veut exprimer. Mais le fait est que tous les trois nous aimons nous perdre dans un film, sentir que le réalisateur sait ce qu’il fait même si nous on ne comprend pas où il veut en venir. C’est être immergé dans le mystère. Donc même si on ne sait pas exactement pourquoi certaines choses se produisent, on aime qu’on nous les montre. On les comprendra plus tard, ou peut-être jamais. On veut faire la même chose, quitte à passer à côté des projections test et du box-office, pour jouir de la liberté d’un écrivain ou d’un peintre, et je pense que cela se voit à l’écran. J’en suis très fier, parce que c’est le plus gros budget que j’aie jamais eu, donc je m’attendais à perdre totalement ma liberté, mais en fait non, elle est bien là à 100%. On a reçu quelques remarques de financeurs, au sujet de la nationalité britannique de l’interprète du Président américain ou du cerveau géant qui créerait de la confusion, mais personne ne nous a demandé de les supprimer ou de les modifier. Alors on a continué à avancer comme on l’avait prévu et c’était très satisfaisant, d’autant que ces éléments nous étaient nécessaires.
Le déroulement sur une nuit vous permet de mettre au jour toutes ces surprises, et nous, il nous suffit de plonger sans réfléchir…
Oui, merci beaucoup, c’est en effet une tentative de recréer ce sentiment que l’on a pu connaître en vivant une longue nuit d’aventures. Et que se passe-t-il, à chaque fois ? L’enchantement se retire au lever du soleil et tout le monde rejoint son lit en vibrant d’excitation de la nuit passée. Si on prenait le film plus littéralement, si on continuait à tourner après la fin du film, on verrait le soleil se lever, et toutes les situations cauchemardesques que vivent les personnages s’évanouiraient aux premiers rayons du soleil. Ceux qui avaient disparu réapparaitraient sûrement au fur et à mesure. La vie reprendrait son cours et les leaders mondiaux iraient se coucher, fatigués par cette nuit d’aventures. Quelque chose a changé, car la nuit fut immense et restera toujours dans un coin de leur tête, mais ils reprendront le cours de leur vie. On verrait cela dans un film réaliste, et c’est Douglas Sirk qui m’a enseigné cela, que le film se poursuivait après le générique de fin. Dans Mirage de la Vie, tous les personnages qui se sont affrontés pendant deux heures se réconcilient au milieu d’un cortège funèbre, commencent à se comprendre alors que le générique défile. Il a expliqué dans un entretien qu’après la fin du générique, cependant, aucun conflit interpersonnel n’était réglé et que, bien qu’ils s’aiment, comme on le voit clairement dans les derniers plans, les problèmes demeurent. Et que si le film se poursuivait, ils continueraient à se disputer et s’éloigneraient les uns des autres comme cela arrive parfois dans la vraie vie. Le happy end est amèrement ironique, car le film se termine à un moment où ils sont apaisés, mais en y repensant vous réalisez qu’il ne s’agit pas d’un happy end. C’était vraiment exaltant à lire, car j’ai réalisé que l’on ne pouvait pas se contenter d’écrire une fin, que même si vous ne le tournez pas vous devez imaginer ce qu’il se passerait si le film ne s’arrêtait pas à ce moment-là.
Rumours ne se termine pas sur la mort des personnages. Leur seul but était d’écrire cette déclaration. Le résultat est vraiment insipide, mais ces politiciens m’impressionnent par leur capacité à changer d’objectif, qui sera juste d’affronter leur mort dignement (rires). Il y a une porte dérobée, dans le film, et tout le monde court à sa perte.
Vous créez aussi des collages. Est-ce que cela s’intègre dans votre travail cinématographique ou est-ce complètement différent ?
Je pratique en effet activement le collage, j’adore ça. J’ai commencé à en faire parce que dans ma longue pratique de films en noir et blanc, cela m’aidait à comprendre le rapport des couleurs entre elles. Les collages faits il y a dix ans ne sont pas très bons. Quand je les regarde ils ne disent pas grand-chose, ils n’ont pas d’humour, sans surprise, mais les couleurs s’assemblent plutôt bien. En partant de ça, j’ai commencé à juste apprécier combiner deux éléments, un collage spontané, qui se rapproche du cinéma, ou de la rencontre entre un parapluie et une machine à coudre chère au surréalisme. C’est surprenant, réjouissant, ça interpelle. Ce que je recherche, maintenant, c’est un collage qui soit beau, mais aussi qui entrechoque des éléments opposés, comme une collision improbable et un moyen de trier paresseusement un million d’images. Ca me permet de travailler une autre matière et puis il y a tellement d’attente entre deux projets que ça me permet de créer, de me questionner, de tester des choses. Mais ça n’est pas très éloigné du cinéma.
Je trouve que le collage est très thérapeutique, relaxant, mais aussi épuisant. C’est comme une séance de sauna ou de hammam, on est totalement détendu, mais à la fin on peut à peine marcher, on est épuisé. Le temps file à toute vitesse, ou se ralentit, ou même cesse d’exister. C’est différent de l’écriture, qui est difficile. Et c’est tellement satisfaisant quand par chance vous réalisez quelque chose qui vous plaît ou même que vous aimez. Karl Marx approuverait, car vous n’êtes pas du tout aliéné par votre travail (rires). Dans mon cas je les vends, c’est actuellement ma seule source de revenus. Je les mets dans une enveloppe, et je vais porter tout ça au bureau de poste. J’adore mon boulot.
Je viens de terminer la création de soixante collages storyboardés pour un film, pour le magazine Notebook, qui sera bientôt publié. En ligne on pourra voir tous les collages en haute définition. C’était un processus d’écriture, car quand vous commencez un collage vous ne savez pas où il va vous emmener. Je les ai faits pour le script d’un film que je vais tourner cet été et l’idée c’était de placer les collages les uns après les autres pour écrire une histoire un peu comme les mots sont épelés par une planche de ouija, qui était figurée par les images empilées autour de moi, qui s’assemblaient en collisions d’objets. J’adore le projet, ce sera un court-métrage, j’ai hâte de le tourner. On verra bien ce que ça donne, mais en tout cas il y aura des collages dans le film, mais aussi des acteurs qui feront ce que leur demandent les collages. En fait c’est quasiment infilmable, parce que le collage permet des choses impossibles à reproduire avec des humains en chair et en os, mais on verra bien (rires).
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