Entretien avec Alex de la Iglesia le 6 juin 2011 autour de Balada Triste

« Faire un film c’est faire le pitre dans le sens où l’on s’expose brutalement en se mettant à nu face aux autres et en disant : voilà ce que je suis, voilà ce que je pense, voilà ma vision du monde! »

© SND

« Je ne mérite pas et quiconque a vécu cette période ne mérite d’avoir reçu en héritage un passé dont nous ne sommes pas responsables.»

LT : Ma perception du film risque d’être un peu différente même s’il s’agit de la sortie en France de Balada Triste puisque je suis espagnole…

Alex de La Iglesia : Merveilleux, je suis ravi que vous ayez une autre perception!
LT : Balada Triste aborde le franquisme d’une manière directe et frontale, était-ce le bon moment en Espagne pour réaliser un tel film?

A.d.L.I : C’était le moment où moi j’ai senti la nécessité de faire ce film, de raconter cette histoire, le moment où je me suis senti capable de le faire. J’essaie de raconter mon passé, j’essaie de raconter l’histoire de l’Espagne à travers mon passé, de ce dont je me souviens et de la manière dont j’ai vécu le monde qui m’entourait. J’étais très jeune alors, j’avais 8 ans en 1973 et dix ans quand Franco est mort. Je me souviens de cette période comme d’un cauchemar, d’un enfer, une sorte de tragédie grotesque et ridicule où existait une confrontation féroce dont chacun de nous a hérité : deux manières de voir le monde en lutte constante nourries d’une haine objectale et sans aucune possibilité d’entrevoir un changement ou une transformation parce que le dialogue est totalement interdit, impossible.

« Tu dois rire de mes blagues, mes blagues sont amusantes, de bon goût, c’est moi qui édicte ici de quoi les gens doivent rire parce que c’est moi qui vous nourrit. Ça c’est la dictature. »

 

LT : Si le franquisme a été abordé au cinéma, il me semble qu’aucun cinéaste ne l’ait abordé autrement qu’en soulignant le silence pesant qu’il régnait alors en Espagne, non?

 

A.d.L.I : Ce qui n’a pas été évoqué au cinéma c’est d’une part le mal qu’une « bande » pouvait faire à l’autre et d’autre part le fait qu’il n’y a aucune possibilité de dialogue entre ces deux parties opposées, c’est de cette non possibilité de dialogue que je voulais traiter de manière abrupte et très crue. Cette situation est semblable à celle d’un véritable cirque dans lequel deux clowns s’affrontent perpétuellement pour l’amour d’une femme et finalement par amour pour elle ils finissent par la détruire. Le film en ce sens est extrêmement clair dans sa psychologie car dans la réalité il n’y a pas d’autres versions possibles à cet affrontement; la haine est une haine objectale, directement injectée dans l’âme : mes parents sont morts, mes grands parents sont morts, je n’ai pas pu le supporter et je continue à ne pas pouvoir le supporter, à l’avoir en tête et aucune concession ne m’est possible. Autrement dit, il est absolument impossible d’avoir une vision autre que dichotomique : moi contre ceux-là et ceux-là contre moi. Qu’est-ce que la dictature? Il y a une scène centrale dans le film qui l’expose de manière très claire, c’est la scène du repas. Que dit le personnage du clown drôle? Tu dois rire de mes blagues, mes blagues sont amusantes, de bon goût, c’est moi qui édicte ici de quoi les gens doivent rire parce que c’est moi qui vous nourrit. Ca c’est la dictature.

LT : Vous vous êtes référé directement à votre histoire non?

 

A.d.L.I  : Bien sûr, ma perception des choses est aussi une vision très personnelle qui n’a pas
vocation bien sûr à maximiser quoi que ce soit, mais effectivement c’est ma vision très personnelle de ce qu’était cet affrontement.
LT : Dans vos précédents films, Muertos de risa et Crimen Ferpecto
A.d.L.I : J’évoquais déjà ce thème [la dictature] mais de manière indirecte…

LT : C’est aussi ce qu’il me semblait. On vous a souvent fait le reproche d’être cynique dans vos films. Dans Balada Triste on vous sent davantage animé par un sentiment de colère, de colère contenue et de tristesse également est-ce le cas?

 

A.d.L.I : Oui car je ne mérite pas et quiconque a vécu cette période ne mérite d’avoir reçu en héritage un passé dont nous ne sommes pas responsables. Oui il y a une forme de colère face à un monde avec lequel je ne me sens pas du tout en accord. Je me souviens de ces années comme d’un cauchemar dont on ne pouvait pas parler et c’est probablement le plus angoissant que de sentir naître une situation de haine et de rage dont on hérite et dont on ne peut pas parler. Ainsi personne ne parle, ce n’est ni que ce soit bien ou mal, simplement on ne parle pas de cela, et ce silence génère de l’angoisse à l’état pur.
LT : D’autres films évoquent ce silence oppressant, je pense notamment à Cria Cuervos
A.d.L.I : Cria Cuervos m’a beaucoup influencé pour ce film…

LT : Il y a une phrase éloquente du directeur du cirque presque à la fin du film…

 

A.d.L.I : « Ce n’est pas nous, c’est ce pays qui n’a pas d’issue… »
« Il semblerait donc que l’unique solution soit la non solution. Je ne veux rien de cela donc je m’en vais ailleurs! C’est ce que fait l’acrobate dans le film. Si vous m’obligez à choisir entre l’un de vous deux, alors je préfère ne pas choisir et me jeter dans le vide! »

LT : C’est exactement cette phrase à laquelle je pensais. Balada Triste sort dans un contexte très mouvementé en Espagne…

 

A.d.L.I : La situation est plus explosive que jamais non? (sourires…)

LT : N’est-ce pas?

A.d.L.I : Je crois que le thème du film est précisément celui-là : Pourquoi dois-je choisir? Pourquoi dois-je toujours choisir entre deux positions connues depuis des lustres et ceci est plus présent que jamais à l’heure actuelle. C’est un pays qui se nourrit de la haine d’un parti pour un autre. Chaque jour la télévision offre ce spectacle des uns ridiculisant les autres, comme si on assistait à un véritable spectacle de cirque, avec un clown, un type grotesque qui tente de vendre ses mensonges et de ridiculiser son adversaire qui en fait autant, l’un et l’autre se jetant mutuellement leurs mensonges au visage pour donner la sensation finale que tout est mensonge. Il semblerait donc que l’unique solution soit la non solution. Je ne veux rien de cela donc je m’en vais ailleurs! C’est ce que fait l’acrobate dans le film. Si vous m’obligez à choisir entre l’un de vous deux, alors je préfère ne pas choisir et me jeter dans le vide!

LT : L’acrobate est une belle incarnation de l’Espagne?
A.d.L.I : Bien sûr! Elle tourne autour du drapeau!
LT : Elle change elle aussi sans cesse de visage, grâce aux perruques notamment.
Comment vous est venue cette idée d’utiliser des clowns et le décor d’un cirque pour traverser l’histoire de l’Espagne et en particulier celle du franquisme?
A.d.L.I : Vous avez raison, l’acrobate elle aussi se déguise. En fait, l’idée m’est venue de Buñuel.
Buñuel disait que le plus grand acte surréaliste serait de sortir dans la rue et de tirer avec une mitraillette sur n’importe qui sans aucune discrimination… (rires).
Bien sûr Buñuel disait cela a un moment où l’on pouvait encore dire ce genre de choses, ce qui n’est plus le cas dans un monde politiquement correct où penser quoi que ce soit de moyennement amoral, qui ne corresponde pas avec la pensée unique qui prévaut en Europe, est devenu impossible. Bien évidemment ceci n’est envisageable que dans une fiction et là peut surgir cette colère dont vous faisiez allusion.

J’avais besoin pour ce faire que le personnage soit un clown. Pourquoi un clown? Parce qu’il n’y a rien de plus ridicule de plus grotesque qu’un clown, qu’un type déguisé. C’est d’ailleurs ainsi que je me sens moi-même, un type qui se déguise, qui fait l’imbécile! car d’une certaine façon faire un film, c’est faire le pitre dans le sens où l’on s’expose brutalement en se mettant à nu face aux autres et en disant voilà ce que je suis, voilà ce que je pense, voilà ma vision du monde et de l’autre côté on est aussi déguisé en réalisateur de cinéma, une façon de s’exclamer  : « Salut! Ça c’est mon personnage! ».

© SND

 

C’est aussi une des raisons pour lesquelles le personnage du clown m’attirait profondément car c’est un personnage que j’exècre, un personnage hors contexte, absurde, qui ne se réfère à rien. Pourquoi un clown porte-t-il un nez rouge? Parce qu’il est ivre? Pourquoi porte-t-il de grandes chaussures? A quel type d’iconographie atypique et incompréhensible se réfère le personnage du clown? Il me fait également songer au torero. Le curé, le clown et le torero ont des liens communs, les mêmes que ceux existant entre l’amour, l’humour et l’horreur. Le clown est un prêtre de l’humour, comme son habit de lumière est similaire à celui du prête avec sa mitre…

Qu’est-ce qui fait rire? La vision frontale de la violence. Quelle est la farce ou le gag premier? Quelqu’un qui reçoit une tarte à la crème en pleine figure et pourquoi rit-on? Parce que c’est une manière très symbolique de voir la violence. Je ne peux pas rire de la violence mais en revanche je peux rire d’un gag qui paraît violent.

© SND

LT : …Quand le clown triste se défigure dans le film, il se confectionne alors un habit de prêtre…
A.d.L.I : Il revêt les habits d’un curé pour se confectionner un habit de clown et cela fonctionne à merveille! (rires…)
LT : Avec le catholicisme et au delà du franquisme c’est d’autres thèmes que vous abordez également – notamment dans ce fabuleux générique – proches de la culture espagnole et de l’image de l’Espagne : le sexe, le sang et l’amour y figurent de manière centrale, comme si nous étions fait de cela, non?
A.d.L.I : Précisément, j’essaie de traiter de cette confrontation dans Balada Triste, entre des mondes séparés qui ne peuvent se réconcilier à cause de la manière erronée d’interpréter un certain nombre de concepts. L’humour c’est la même chose que l’amour et que le pouvoir, le pouvoir et la violence sont des éléments qui s’aimantent. Il y a un moment dans le film que j’adore qui illustre cela. Le personnage qui triomphe pendant un temps est le clown gracieux, celui qui parvient à gagner les faveurs de la trapéziste, le second ne parvient pas à l’atteindre avant la fin du film.
A ce moment là, elle lui dit expressément qu’elle ne veut pas qu’il soit le « clown charmant » et celui-
ci rétorque alors au clown joyeux « Comment peux-tu être drôle maintenant que tu as la mort en face à toi? Vas-y sors une blague maintenant espèce de clown. ». Autrement dit, d’une certaine manière la mort c’est la fin de l’amour et c’est aussi la fin de l’humour.
«Qu’est-ce qui fait rire? La vision frontale de la violence. Quelle est la farce ou le gag premier? Quelqu’un qui reçoit une tarte à la crème en pleine figure et pourquoi rit-on? Parce que c’est une manière très symbolique de voir la violence. Je ne peux pas rire de la violence mais en revanche je peux rire d’un gag qui paraît violent. »

LT : L’humiliation est un thème très présent dans le film comme dans vos précédents films, jusqu’à quel point peut-on aller….

 

A.d.L.I  : … Entre la douleur, l’amour et l’humour…

LT : Entre les larmes, le rire, la douleur et l’amour la frontière est mince…

A.d.L.I : C’est ce qui m’intéresse le plus au monde.. Dans cette scène du repas dont j’ai déjà parlé, le clown joyeux ou gracieux confisque le pouvoir. Alors qu’il raconte une blague absolument cruelle qui fait rire tout le monde, le clown triste lui ne rit pas : c’est à ce moment précis que se rompt le pouvoir, dans le refus de rire avec les autres.

LT : On retrouve ce même face à face dans une autre scène où le clown triste est encouragé par les autres gens du cirque à faire face au clown gracieux, « parce qu’il a été le seul à ne pas rire » prêts à le suivre à ce moment là. Cela signifierait-il que l’Espagne est restée muette face à la dictature, enfermée dans un silence…?

A.d.L.I : Totalement…
LT : Un silence qui subsiste encore aujourd’hui en Espagne…
A.d.L.I : Oui il existe… Apparemment il y a encore des gens qui continuent de rire de la même blague…C’est encore très présent dans l’actualité…
LT : Comment s’est déroulée la partie du tournage qui se déroule dans La vallée de ceux qui sont tombés (valle de los caidos)? Avez-vous obtenu l’autorisation de tourner là-bas?
A.d.L.I : Imaginez…! Non je n’ai pas obtenu l’autorisation de tourner là-bas et c’était un élément essentiel au film. Pour moi il n’y avait pas d’autre final possible. J’ai décidé du tournage avec cette image phare: le film s’achève dans la vallée de ceux qui sont tombés, avec tout ce que cela comportait. La sensation de peur et de terreur avant de tourner quelque chose qui me faisait peur et m’effrayait, c’est ce qui oblige à tourner, en tout cas comme réalisateur c’est ce qui m’intéresse… Il faut le faire, il faut le faire… Il faut le tourner, il faut le tourner. La vallée de ceux qui sont tombés est un symbole fort et dans un film aussi symbolique que Balada Triste, c’est le grand symbole, celui qui nous effraie tous, à nous autres espagnols et dont on ne parle pas. Certains en ont peur pour l’avoir permis, d’autres éprouvent la honte de l’avoir permis.

LT : Il existe donc une grande culpabilité de part et d’autre…
A.d.L.I : Tout le monde se sent coupable, c’est donc un très fort symbole de cette culpabilité, symbole de la guerre civile, symbole des morts qui sont tombés et enfin le plus terrorisant et angoissant, c’est surtout le lieu où se situe la tombe de Franco. La tombe d’un pharaon, une immense
pyramide avec une croix de 150 mètres par dessus, érigée sur les 34 000 cadavres encore anonymes de ceux qui sont morts. Fixer cette lutte finale au sommet de cette croix, relevait d’une nécessité quasi biologique, je devais le faire, je devais tourner ça.

« La vallée de ceux qui sont tombés est un symbole fort et dans un film aussi symbolique que Balada Triste, c’est le grand symbole, celui qui nous effraie tous, à nous autres espagnols et dont on ne parle pas. Certains en ont peur pour l’avoir permis, d’autres éprouvent la honte de l’avoir permis ».

 

LT : Beaucoup de références au cinéma affluent dans le film et dans cette scène que vous évoquez on retrouve la référence à La mort aux trousses d’Hitchcock…
A.d.L.I : C’est comme un outil, un outil cinématographique. J’imagine une manière de voir le monde et de le comprendre, une manière de tourner, je l’utilise précisément pour cela, pour « fixer » cette histoire. A ce moment là je ne pense absolument pas à Hitchcock mais exclusivement à cet outil extraordinaire qui me permet de placer mes personnages dans un plan si allégorique.

LT : Je pense à une autre scène, très symbolique aussi qui fait référence à L’enfant sauvage de Truffaut, quand Javier, le clown triste erre dans la forêt…
A.d.L.I : C’est un de mes passages préférés du film. Le personnage semble totalement perdu, se transformant en un message de douleur et qui vit dès lors un processus d’initiation étrange. Jusqu’à présent il était resté passif, il décide alors d’agir et de se convertir en un super héros, une sorte de vilain du malheur.

LT : Comment le film a-t-il été accueilli en Espagne?
A.d.L.I : Eh bien de la même façon qu’a été écoutée la blague d’Antonio de la Torre (sourires…)
Silence et stupéfaction, respect. Avant tout beaucoup de respect. Que le public ait aimé ou non le film, chacun a reconnu sa valeur et chacun s’est senti concerné. Il n’y a pas eu d’avis mitigés non plus, il n’a pas suscité d’indifférence. Personne n’a dit de quoi ce type est-il en train de nous parler? Non. Un silence qui signifie « nous avons très bien compris le sujet ». Mais j’avoue avoir été très sensible au respect accordé au film, car chacun sait de quoi il traite.

LT : Comment pensez-vous que le film sera accueilli en France?
A.d.L.I : Bien sûr il y a beaucoup de références à l’histoire de l’Espagne mais l’histoire est assez universelle. Le film peut se voir et comprendre comme un film muet du début du siècle, qui met en scène un affrontement féroce pour l’amour d’une femme, avec cette sensation cauchemardesque du monde qui nous entoure. Ceci a une portée plus universelle que chacun d’entre nous peut saisir.

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A propos de Laura TUFFERY

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