Miguel Gomes – « Les 1001 nuits, L’Inquiet (Volume 1) »

Remarqué à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, le dernier film de Miguel Gomes arrive sur les écrans avec sa pelote mythologique accrochée au réel. « L’Inquiet », premier volet du triptyque des Mille et Une Nuits, est une formidable déambulation narrative, prise en tenaille entre l’imaginaire exotique de son « modèle » littéraire, et la violente politique d’austérité qui appauvrit le Portugal. Ce volume donne le ton d’un projet en forme de divagation à la fois poétique et documentaire. Grand bazar tous cieux ouverts, coq-à-l’âne arrangé, va-et-vient malicieux ou improbables, confusion fictive et semi-réalité, collectage d’histoires vraies mais tout autant fabuleuses… En somme, l’infinie rêverie d’une « âme » collective, magnifique et mélancolique

C’était il y a quelques années, un coup pour « voir », comme ça. On se risquait à la projection d’un film, sur la foi de son titre ou de quelques photographies entraperçues, on ne sait plus au juste. Le film en question s’appelait « Ce cher mois d’août », et ce que l’on y trouvait était à la hauteur de ce que le titre annonçait : la promesse d’un rafraîchissement, les pieds dans l’eau, et de pérégrinations estivales sans but avoué, des petites circonvolutions hasardeuses. On ne sait plus ce que le film racontait, mais on se souvient très bien de comment il le faisait, entre deux eaux ou tons ; documentaire, fiction, fable documentaire peut-être, dans la douceur de quelques entrechats. On a compris alors qu’il faudrait compter avec ce cinéaste, avec sa voix de cinéma, faussement discrète et nonchalante. En 2012, « Tabou » confirmait, avec son titre très gonflé, un art de la dérive imaginaire, perdu entre un présent déjà fragile, et des souvenirs semi-inventés ; où comment traiter d’une histoire coloniale par le biais du mythe, de la romance, des grands écarts de mémoire, les plus subjectifs et intimistes. Une façon de taper (déjà) dans le mille d’une mémoire collective, sans pesanteur ni démonstration, avec un semblant de frivolité.

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« Les 1001 nuits » confirme avec générosité cette manière de parler « en cinéaste », et par le plus grand détour possible, de l’actualité d’un pays, le Portugal, touché de plein fouet par la crise économique. Pas de pose dans la démarche ni d’allégorie forcenée : presque une coïncidence, un accident de circonstance, qui donne sa ligne de conduite, de déviations en emboîtements incertains, à ce grand et truculent triptyque. On ne sait au gré de quel caprice, cette cohabitation improbable du réel et de l’imaginaire, s’est imposée, bon an mal an, dans l’esprit de Miguel Gomes. Le désir de l’un et la nécessité de l’autre, l’impossibilité de s’y dérober peut-être, avec cette drôle de forme narrative et cinématographique qui en découle, sur imprimée. Par un renversement aussi fructueux que poétique, l’imaginaire des 1001 nuits ne fonctionne pas tant comme une échappée, que comme un retour rêvé à la réalité, instillé d’humour et de mélancolie, avec quelques ombres un peu plus graves. Comme une forme de militantisme par l’imaginaire, une manière de résister à l’appauvrissement matériel par une richesse inaliénable, et pas forcément consciente, un réservoir d’histoires, de vitalité, à saisir là où il se trouve, à portée de main, dans des manifestations triviales, voire folkloriques (le bain du nouvel an des travailleurs navals dans le premier épisode ; le panorama romanesque d’une tour et de ses modestes habitants narré comme un soap-opera dans le second ; le concours des pinsonneurs dans le troisième), mais bien loin d’être communes. Les 1001 nuits parle donc de cela – le peuple « brimé » mais pleinement vivant du Portugal – sans populisme ni démagogie, et sans didactisme non plus : en collecteur de fables et en portraitiste un peu fantaisiste. Le message n’est pas à entendre, il est à voir et à parcourir, dans la multitude d’un JE facétieux, un saisissement mis en scène, des échanges de rôles, un jeu de soi et des autres. 

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Les 1001 nuits est donc un film en trois volets de deux heures, qui sortiront chacun, à raison d’un film à la fin de chaque mois, juin, juillet et août. On pourrait en conclure que ce découpage est davantage lié à une contrainte d’exploitation, et douter de sa pertinence, mais il n’en est rien. Chaque film compose un cycle narratif, avec en son cœur une histoire sensiblement développée bien que mêlée aux autres, qui clôt le récit tout en l’ouvrant déjà, sur mille autres ailleurs. Chaque générique en rappelle le principe : les films ne sont pas une adaptation stricto sensu des 1001 nuits ; leur espèce de dialectique, un va-et-vient de la réalité à la réalité en passant par l’imaginaire, nous le rappelle à chaque instant. Les films ne reprennent que la structure de l’œuvre originale (très librement), que l’on pourrait qualifier de surréaliste, si justement, elle n’avait pas cette assise, s’agissant des films de Gomes, dans la réalité économique traversée par le Portugal. Ce type de narration, un jeu de reversements infini d’un récit à l’autre, qui mime presque les élucubrations verbales d’un conteur, appelle forcément des comparaisons avec « Les Mystères de Lisbonne » de Raúl Ruiz (sans compter la présence d’un acteur commun, Adriano Luz) ou avec un autre pendant cinématographique un peu plus éloigné, « Le Manuscrit trouvé à Saragosse » de Wojciech J. Has. Mais le rapprochement, comme avec l’œuvre littéraire, en reste au niveau formel, voire à une certaine fantaisie de ton, tant le projet de Gomes se distingue par son postulat initial, aussi singulier que paradoxal. Comment se carapater dans l’imaginaire des « 1001 nuits » en plein crise sociale, et parler de deux choses en apparence incompatibles ? Comment faire tenir ce projet, juste par la grâce d’une intuition auquel le cinéaste lui-même peine à croire, le film à peine commencé ? On se gardera de déflorer complètement la savoureuse introduction du premier film. Disons juste qu’il s’agit d’une sorte de méta-fable, montrant le cinéaste au pied du mur, celui du film à faire, avec une envie lâche et burlesque de dérobade. Si la seule parade du cinéaste, face à une réalité qui le laisse aussi impuissant qu’un autre, est d’exercer sa responsabilité, autant dire son irresponsabilité de raconteur d’histoires, alors il doit y aller. S’énonce aussi l’idée que chaque fable, même la plus éloignée du réel, est forcément « portée » par un commentaire critique, d’autant plus puissant parfois, qu’il agit inconsciemment, par la grâce des déplacements ou des transferts poétiques : des images.

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De l’ensemble des trois films, ce premier volet est donc le seul à poser un semblant d’ordre narratif par son introduction, un programme en forme de fuite, et un faux dandysme de cinéaste – inconséquent. Il n’en demeure pas moins que chaque film pourra être vu séparément, presque indépendamment, et que « l’ordre » général pourra être reconstruit, après-coup, dans l’imaginaire du spectateur. Les trois films fonctionnent à cet égard de la même manière que chaque épisode à son échelle individuelle : ils sont tissés d’ellipses, de manques, d’appels d’air imaginaires. Mais les films se fortifieront aussi en étant vus les uns à la suite des autres, non seulement à cause des échos malicieux, qui circulent d’une histoire à l’autre, mais également parce qu’ils sont tenus par un grand geste de composition, élégamment tissé en pointillés. Ce geste est certainement lâche et bigarré, mais sa cohérence s’affirme dans l’enchaînement des trois films-cycles, malgré l’imprévisibilité cocasse des ruptures, de ton, d’espace et d’époque. Une sorte d’ampleur se dessine peu à peu dans cette structure faussement digressive, par jeu de ricochets et de résonances élargies. La mosaïque des histoires s’agrège, les épisodes se développent, s’ouvrent, se modulent… Leur dramaturgie souterraine s’amplifie. Mais nous en reparlerons une autre fois, car pour l’instant, on préfère garder en bouche les saveurs de ce premier épisode – « inquiet » – tout comme le cinéaste, et son alter-égo de fiction. Il s’agit de Luis, le syndicaliste cardiaque, héros désabusé de ce volet. Sorte de capitaine Achab, rêveur et déphasé, il recueille les témoignages de survivants « magnifiques » de son pays, avec la hantise de finir lui-même un jour, englouti dans la gueule d’un grand cétacé.

« Les Mille et Une Nuits » de Miguel Gomes

Volume 1 : l’inquiet

sortie le 24 juin 2015

2h05 – DCP – scope 2.40 – 16 et 35 mm – couleur – 5.1

Portugal, France, Allemagne, Suisse – 2015

avec Crista Alfaiate, Adriano Luz, Américo Silva, Rogério Samora, Carloto Cotta, Fernanda Loureiro

Où Schéhérazade raconte les inquiétudes qui s’abattent sur le pays : « Ô Roi bienheureux, on raconte que dans un triste pays parmi les pays où l’on rêve de baleines et de sirènes, le chômage se répand.
En certains endroits la forêt brûle la nuit malgré la pluie, et en d’autres, hommes et femmes trépignent d’impatience de se jeter à l’eau en plein hiver. Parfois, les animaux parlent, bien qu’il soit improbable qu’on les écoute. Dans ce pays où les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être, les hommes de pouvoir se promènent à dos de chameau et cachent une érection permanente et honteuse ; ils attendent qu’arrive enfin le moment de la collecte des impôts pour pouvoir payer un dit sorcier qui… ».
Et le jour venant à paraître, Schéhérazade se tait. 

table des matières :

Les Travaux du Réalisateur, des Constructeurs navals et de l’Exterminateur de guêpes / L’Île des Jeunes Vierges de Bagdad / Les Hommes qui bandent / L’Histoire du coq et du feu / Le Bain des Magnifiques (Récit du Premier MagnifiqueRécit des Deuxièmes MagnifiquesRécit du Troisième Magnifique)

sorties à venir :

Volume 2,  Le Désolé  :  le 29 juillet 2015

Volume 3,  L’Enchanté   :  le 26 août 2015

crédits photos : Bruno Duarte, Vasco Costa, Carlos Morganha

conception et graphisme : barbara says… , Maureen Fazendeiro

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A propos de William LURSON

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