James B. Harris – "Some call it loving (Sleeping Beauty)", 1972

 

 
Reprise en salles d’un film de James B. Harris, disparu des écrans depuis sa sortie, malgré ou peut-être en raison de son éphémère succès européen. Remarqué à Cannes et projeté à Paris, le film est ignoré lors de son retour en Amérique, quand il n’est pas éreinté par la critique locale. A la décharge des détracteurs peu éclairés, il faut dire que "Some call it loving (Sleeping Beauty)" est un film très étrange, une sorte de fantaisie éveillée qui se mue en lente dérive morbide, en gardant une égalité de ton un peu confondante. Cette relecture contemporaine du mythe de la belle au bois dormant, n’en est pas moins d’une singulière beauté et d’un propos tout à fait inédit.

C’est désormais un Prince désenchanté, un peu juvénile et décadent, qui cherche à être réveillé par une belle "innocente", qui n’est en fait qu’un monstre de foire. Pourtant, le film n’est ni une satire sociale ni une parodie sentimentale, mais bel et bien l’investigation d’une psyché masculine (mais qui pourrait être tout aussi bien féminine) qui renverse le postulat conformiste de l’amour romantique. Tour à tour fantaisiste, drôle, délicat ou déprimé jusqu’à l’anémie, le film questionne la représentation amoureuse et le désir, dans une analogie thématique troublante avec "Eyes Wide Shut" de Stanley Kubrick. Et James B. Harris fut, on le sait, le producteur et l’ami proche du réalisateur durant les années 50-60.
 
Reprise en version numérique restaurée par Les Films du Camélia à partir du 22 janvier 2014. On notera que parallèlement à la sortie en salles du film (le second du réalisateur), la cinémathèque française consacre une rétrospective des 4 autres rares films réalisés par James B. Harris, du 20 au 30 janvier 2014. Elle sera assortie de 2 long-métrages de Stanley Kubrick dont Harris fut le producteur ("l’Ultime Razzia" et "Lolita").
 
 
"Sleeping Beauty" s’ouvre sur une scène presque archétypale. Sur la terrasse d’une villa très cossue, un trentenaire aux traits encore enfantins réconforte une femme endeuillée, que l’on suppose veuve, avec dans le fond une autre femme en noir, probablement une parente. Une ample musique orchestrée appuie le climat mélodramatique, évoquant presque l’univers balisé des soap-operas, celui des tragédies de la grande bourgeoisie américaine. Ce pourrait être le fils et la mère qui mènent leur ronde funèbre, mais le dialogue, doucement affecté, prend un cheminement plus pervers. Le garçon reproche vite les adultères répétés de la femme et sans hausser la voix, son absence de scrupules, voire de repentir. La femme lui rétorque un immense besoin d’amour, bien supérieur à celui d’un seul homme (mort ou vivant). Le jeune homme soulève alors la voilette et l’embrasse en réponse, très langoureusement. La scène est réaliste mais les comportements sont empruntés, si bien que l’on ne peut discerner s’il s’agit là d’une séquence factuelle, d’une pantomime érotique ou d’une projection fantasmée. L’essentiel du film baignera dans ce climat d’indécision, mental et onirique, et coulera sans heurt dans une succession de tableaux très alanguis. Passé le prologue, la nature du récit se précise, mais toujours avec cet effet de flottement caractéristique. Il s’agit bien d’une fable, passablement désenchantée, sur la recherche de l’amour parfait. Le personnage masculin, Troy, se rend dans une fête foraine pour embrasser "une belle endormie" dans l’espoir, qu’en la réveillant, celle-ci comble ses attentes amoureuses. Mais le comportement de Troy déjoue une nouvelle fois la normalité puisqu’au lieu de se prêter au jeu du forain – monnayer un baiser dans l’espoir d’éveiller et de posséder la belle – il se poste chastement devant le lit et observe la jeune fille, pieusement, dans un simulacre de veillée. Finalement, Troy achète le corps endormi et le rapporte dans sa demeure cossue, un château des temps modernes avec ses tentures et ses chevaux de bois en guise de licornes. Cessant de droguer la jeune fille, il se met placidement à attendre son réveil…
 
 
Cette relecture de la belle au bois dormant, inspirée d’une nouvelle de John Collier, retourne le conte romantique originel en en renversant le point de vue, devenu masculin. C’est bien Troy qui attend d’être réveillé de sa torpeur, pour être "sorti" du marasme de la surabondance. Comme les autres occupants de la villa, la maîtresse incestueuse du générique et une esclave domestique, le garçon est une figure de cire inexpressive, une sorte de maître d’œuvre et de spectateur passif, qui trône au centre d’un petit théâtre érotique. Troy est un automate triste, illuminé de temps à autres par un sourire d’humanité, qui se réconforte en actionnant ses boites à musique ou un jukebox rétro. Stimulé par son nouveau jouet, il reste pourtant hésitant, à la fois émerveillé et incrédule par ce qui pourrait soit le sauver, soit aggraver profondément sa maladie. De celle-ci, cette névrose sexuelle et affective qui confine à la stérilité, on ne saura rien. Opportunément, James B Harris se garde bien de l’expliciter, ce qui ne fait qu’accroître le mystère de la fiction. A mesure que le doute de réalité se lève, les personnages extérieurs qui ancraient encore l’histoire dans un simulacre d’environnement social, se dissipent pour ne faire place qu’aux projections fantasmatiques de Troy. A partir de ce point, le récit s’enlise dans un surplace dissonant qui signifie au personnage l’impasse de sa direction. Il y aura la noce avortée et le renvoi de l’héroïne bien trop soumise dans les limbes, avec peut-être la perspective d’un nouveau réveil ou, selon une hypothèse moins optimiste, le rajout de cette fiction au catalogue des jeux pervers que Troy affectionne. La grande bizarrerie du film de Harris réside à la fois dans sa narration cotonneuse, presque arythmique, dont l’onirisme n’est jamais franchement signifié, et dans la noirceur presque psychotique qui l’habite. L’enchantement délicat du début se fane en cours de route et laisse plein champ à une chronique plus mélancolique. Pourtant dans la chute finale, aussi impromptue qu’inexplicablement enjouée, on peut tout aussi bien lire un happy-end décomplexé. L’amour idéal, parfaitement accompli, simulacre parmi les illusions, ne serait qu’un moyen de nous voiler notre nature imparfaite, autrement dit notre déficit de conformité amoureuse ou sexuelle. Ayant testé l’égalité "indifférente" de cette représentation, Troy et sa clique décident donc de rajouter ce merveilleux accessoire à leurs jeux revigorés…

 

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