Hippolyte prend son pied dans une chaussette. Le spectateur moins.

3 Phèdres pour le prix d’une, un choix risqué pour le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski. Sur le papier pourtant, le projet était alléchant : un classique du théâtre, un metteur en scène et une comédienne d’exception, de quoi provoquer l’excitation. Qu’en est-il une fois l’épreuve de la scène passée ? Malheureusement pas grand-chose…

Lorsqu’Isabelle Huppert apparaît en Aphrodite, blonde et sexy, on comprend bien vite que Sénèque, Euripide ou bien encore Racine sont loin , passés à la moulinette qu’ils se retrouvent par des auteurs contemporains de talents (Wajdi Mouawad, Sarah Kane et J.M. Cotzee). Et ce n’est pas bien grave d’ailleurs, nous sommes habitués à l’esprit canaille de Krzysztof Warlikowski. Puis par un tour de passe-passe et après Aphrodite, Huppert incarne enfin Phèdre, l’amoureuse d’Hippolyte, fils de Thésée, son époux (il faut suivre, mais l’histoire est connue de tous). Premier accrochage ici, Mouawad renoue avec ses thèmes de prédilection (le destin, l’identité, la revanche) en exposant  un contexte qu’il a mille fois abordé dans ses précédentes propositions. Si l’on connait un peu l’auteur, cette partie, tirée de « Une Chienne » n’apporte en effet rien de nouveau et pire, copie-colle certaines situations déjà écrites, notamment dans son roman Anima (dont on retrouve le charnier parmi les chevaux morts…) pour les transposer à la tragédie antique. Warlikowski tente de son côté d’ébranler le spectateur en montrant le sexe plein de sang de Phèdre ou bien encore la jouissance d’Hippolyte… et tape à côté… Seule piste intéressante, le contexte tiers-mondiste de cette séquence, plus politique que les suivantes.

(c) Pascal Victor

(c) Pascal Victor

Deuxième partie avec Sarah Kane : toujours interprétée par Isabelle Huppert, c’est une Phèdre plus humaine qui ici explose en plein vol. Dévorée par le désir qu’elle éprouve pour Hippolyte, elle devient folle, à la limite de l’hystérie. Elle crie beaucoup (et un peu sans raison). Hippolyte de son côté, n’est qu’un enfant gâté : il joue à la voiture téléguidée, regarde la télévision (la scène de la douche de Psychose qui se rejoue en boucle). Il est oisif. Et puis il se masturbe dans une chaussette… comme ça (ceci étant précisé par une didascalie de Kane d’ailleurs).

Grosse déception une nouvelle fois : rien ne transparaît vraiment ni ne touche le spectateur d’une quelconque façon. C’est long, ennuyeux. Le parti pris et la direction d’acteur ne convainquent pas tant tous les comédiens semblent en roue libre constamment… Et ce ne sont pas les incrustations vidéos ni le décor, grandiose pourtant, qui viendront sauver le spectacle de cette impression que tout est bancal une nouvelle fois…

(c) Pascal Victor

(c) Pascal Victor

La dernière partie réconcilie néanmoins un peu : écrite par J.M. Coetzee, elle expose Elizabeth Costello, une romancière fictive devenue célèbre pour sa réinterprétation de Molly Bloom, le personnage mythique de James Joyce. Par le truchement d’une conférence effectuée face public et au micro, Krzysztof Warlikowski se fait plus léger et cesse enfin de cabotiner. L’insertion du Phèdre de Racine au bout milieu de cette séquence est tout bonnement fabuleuse et donne enfin à entendre le personnage tel que nous l’attendions. Un peu tard cependant…

(c) Pascal Victor

(c) Pascal Victor

Niveau mise en scène, rien de nouveau vraiment : on retrouve sur scène un immense bloc vitré venant jouer les trouble-fêtes au centre de la scène. Il faut dire que Krzysztof Warlikowski est un habitué de cette matière tant il aime jouer avec les reflets qu’elle procure, ce qui pour le coup ne surprend pas ici.

Tout comme ne surprennent pas les comédiens… Hormis Norah Krief, parfaite en Œnone ou bien encore Rosalba Torres Guerrero qui enivre de sa danse le spectateur par deux fois, ni Isabelle Huppert ni les autres interprètes ne tirent leur épingle du jeu. Hystérique (mais néanmoins maîtrisée, reconnaissons lui au moins ça), Huppert bafouille, bute quand elle n’accroche pas les répliques de ses partenaires… ce qui finit par agacer…

Certains partis pris encore sont discutables : pourquoi avoir choisi deux interprètes différents pour Hippolyte ? En effet, si le jeune comédien Gaël Kamilindi prend en charge le personnage dans la première partie, le spectateur ne le verra plus par la suite, remplacé qu’il est par Andrzej Chyra.

Grand gâchis donc que ce Phèdre(s) là qui, après le moyen Un Tramway, ne confirme toujours pas la rencontre au sommet tant attendu des deux monstres que sont Isabelle Huppert et Krzysztof Warlikowski.

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A propos de Alban Orsini

2 comments

  1. Cher Alban,
    Je comprends votre critique et sans doute oui peut-on lire ainsi que vous l’écrivez les Phèdre(s) de Warlikowski. Peut-être ce spectacle tout particulièrement suppose un travail préalable, une sorte d’entraînement du spectateur, de son humeur, de son regard, de sa mémoire aussi des propres processus Warlikowskien sinon c’est littéralement impossible de voir ce qu’il propose ici : une autobiographie de l’artiste en Phèdre(s), une manière de réfléchir aussi sur « la fin » du théâtre. Voici ma lecture.
    Chaleureusement, Violette Villard

    Les Phèdre(s)-Palimpsestes de K.Warlikowski , autobiographie de l’artiste en âme extrême
    Théâtre de l’Odéon, 17 mars-13 mai

    Phèdre-hantée, démesurée et dévisagée, mise en scène par Krzysztof Warlikowski dans ses infinies traces et visages d’autres Phèdres. Celles antiques des tragiques grecs évidemment, mais aussi celles du cinéma muet( il faut voir le visage d’Isabelle Huppert dans la somptueuse scénographie vidéo de Denis Gueguin apparaître telle une réminiscence puissante du visage de Lilian Gish)et de toutes les Phèdres vivaces ou mortes de nos rituels intimes. Mon visage suinte de tous les masques d’autres Phèdres, de toutes les Phèdres mortes, dit le texte. Nous assistons médusés à cette parthénogenèse des visages.

    C’est d’abord et pleinement cette démarche de reviviscence et de métamorphose des empreintes- dispositif presque chamanique de réimpression, réanimation des mondes engloutis des esprits des Phèdres disparues et traitement dans le cours même de sa pièce des souvenirs d’autres Phèdres, qui rend celle de Warlikowski si impressionnante et cathartique.
    L’impression ici passe par l’empreinte de ces Phèdre(s) voulues plurielles, grosses de leur propres archéologies tout autant que maïeutes d’un récit tutélaire qui les dépasse.

    A l’Odéon jusqu’au 13 mai se joue donc cette Phedre-palimpseste.
    Le mot n’a jamais été aussi éloquent et littéralement incarné: manuscrit sur parchemin sur lequel se réécrit un nouveau texte et qui laisse apparaître les traces des œuvres anciennes, s’en nourrit, tout en les vitalisant d’une archive neuve en train de s’ériger sous nos yeux.

    Warlikowski ne cesse de proposer un texte vivant entre Euripide, Seneque, Racine, Sarah Kane,Wajdi Mouawad et J.M Coetzee, dialogue au présent du plateau- entre des anciens toujours plus modernes et des modernes toujours plus anciens- dont la parturition serait encore en cours bien que les funérailles en aient déjà été célébrées.

    Cette Phedre-Palimpseste est accouchée de tous les orifices de nos mémoires.
    Phèdre-archive, enfantée de tous les lobes de nos inconscients. Viscérale indubitablement, incandescente et juvénile, tout autant qu’élégiaque, infantile et vieillarde, confessant tous ses excès, proférant ses déchirures et cicatrisant ses feux dans le même mouvement: la brûlure de la déclaration, l’oraison d’un verbe glorieux, allumé et rageur. Une Phèdre au verbe dansant, ivre et ironique, dansant la salve d’une verve joueuse satirique et salvatrice.

    Il faut voir ce que fait Isabelle Huppert à chaque minute de ces 3h30 de représentation. Il faut le voir pour comprendre la passion de Phedre, ses manques et ses accès, ses délires et ses écartèlements, il faut voir Isabelle Huppert se tordre, éructer, crier, se rompre et ramper le texte à l’haleine . Il faut voir ce corps fort de toutes ses failles, fort d’avoir tort d’être prise pour une folle, exilée dans ce Palais que Warlikowski resigne en hôtel de luxe pour chiennes d’Eros  ou chambre d’asile pour toutes les figures du désastre du désir dont Phedre rejoue l’iconographie vivante. Il faut la voir surtout par delà la sidération d’un jeu volcanique, savoir entamer un basculement plus intense encore lors de l’ultime partie.
    Que se passe-t-il là qui vient étreindre la mémoire de n’importe quel spectateur des Phèdres d’antan? Par un infime basculement, Warlikowski orchestre le passage du personnage du roman de J.M Coetzee , Elizabeth Costello (en train de faire une conférence plutôt badine et distancée sur les accouplements des Dieux avec les mortels) en avènement du tragique. Et c’est là qu’Isabelle Huppert donne sa démente mesure; par un ténu vacillement dans un coin de mur, le corps de la comédienne se met à choir, juste un peu. Et montent les vers de Racine. Monte une Phedre de toute éternité. Celle somme toute la plus antique des antiques. La plus ancrée dans nos corps à nous de spectateurs ancestraux.
    Il faut alors voir Huppert dire, héler habiter Racine. Menue et lisse silhouette, dans l’épure du noir, cette dernière Phedre dit toute l’extravagance du jeu de Isabelle Huppert. Une extravagance ascétique: qui a vu comédienne feindre de se fendre au couteau, se coucher, mourir sur scène, se relever et rejouer comme si de rien n’était avec droiture et simplicité la conférencière Costello? C’est gonflé de sobriété, héroïque de limpidité et nous tenons là l’acmé de l’art Warlikowskien: un art de toutes les humeurs et temporalités possibles et réunies, transfusées au même moment, permettant au spectacle de se renverser en permanence et de continuer loin après le temps de la représentation son travail d’archive .

    A nous donc aussi de réitérer ce qui se joue là.

    Phèdre(s)-cratère , profondément irradiée, en démesure donc de son propre mythe dans la version de Wajdi Mouawad interrogeant ce qui manque à une vie, au désir pour être, finir ou continuer.

    Phèdre-ligament qui par la voix d’un chant et d’une danse  arabe se resituent à la chair d’un lignage: celui de toutes les dépositions et compositions des femmes-Eros, les femmes cellulaires, qui vivent à la lisière de la peau et du sang, en combustion d’un verdict à tenir, d’une pulsion à jouir ou à médire.

    De ce diagnostic d’un tragique béant, toujours plein et accoucheur de sa propre déréliction, tout autant que réflexion au-delà d’un Príncipe de plaisir qui saurait théâtraliser son entropie, les Phedre(s) de K.Warlikowski engendrent une faim de ces visages et vers,  ceux qui produisent le basculement si bouleversant du personnage d’Elizabeth Costello en valves Racinienne.
    A ce moment, Isabelle Huppert, phénoménale de bout en bout, oscillant de l’hysterie cruciale et archaïque à la malice flegmatique et à la nonchalance apathique d’Elizabeth Costello, fait ce que rarement nous avons vu sur scène: une possibilité littérale à la métamorphose. Nous étions dans un discours apparemment anodin sous forme de conférence sur les aberrants accouplements des Dieux et des mortels, nous sautons dans le tragique.
    Tout à coup s’opère abruptement un changement de gravité et d’humeurs. C’est Racine qui vient fendre le palais de Phèdre, ce sont ses vers qui font tanguer le frêle corps d’Huppert, monumentale et vulnérable, adossée au seul noir de l’antique tragique.

    Là dans un coin de mur: Phèdre s’assassine, Phèdre renait.  Nous sommes dans une encoignure du décor, Huppert vacille, se tord et c’est la stèle de toutes les sépultures des représentations de Phèdre qui s’ouvre, s’abîme et se sanctifie en paroles possédées.

    « Nous sommes les prologues d’une époque infâme ». Les avatars de nos infamille pour reprendre les termes de Christophe Honoré, palimpsestes de décadences et de bannissement par saccage de mémoires. Nul doute que Krzysztof Warlikowski réussit avec cette dernière création à nous donner le goût de l’image fauve, du désir fou, de l’émotion esthétique sensationnelle et de la mémoire en mue.

    Violette Villard, dramaturge

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