Un excellent dramaturge fait-il un bon romancier ? –Quand on connaît l’immense talent dramaturgique de Wajdi Mouawad, il est difficile d’en faire abstraction pour appréhender ses romans qui, évidemment, ne répondent pas aux mêmes codes d’écriture. Force est de constater, avec délectation, que l’on trouve dans « Anima » de nombreux recoupements avec les pièces magistrales du recueil « Le Sang des Promesses ». Tout comme pour ses figures de théâtre, Wajdi Mouawad a créé un personnage dont le cheminement est profondément marqué par les crimes de l’Histoire, ici la guerre du Liban croisée avec l’intégration forcée des Indiens d’Amérique. Encore une fois, l’auteur montre l’importance de la mémoire, l’enjeu de dissocier l’histoire personnelle de celle d’un peuple, la tentation de la vengeance et plus largement, l’héritage de la violence.

La femme de Wahhch Debch a été violée et assassinée dans d’effroyables circonstances. L’enquête de la police canadienne patine car le meurtrier s’est réfugié dans une réserve indienne où la communauté le protège. Inconsolable et en proie à une culpabilité dévorante, Wahhch Debch part à la recherche du fugitif. D’étape en étape, son besoin de confrontation va se transformer en quête identitaire : à la poursuite de cette monstruosité incarnée, sa propre expérience de la violence le tourmente, demande à être souvenue, expliquée, dénouée. « La disparition des êtres est un coquillage vide. Tu le colles à ton oreille et dans ce vide quelque chose bruit. Dans la mienne, quelque chose d’horrible continue à bruire, mais je ne sais pas quoi. » Sorte de cauchemar éveillé, le récit de Wajdi Mouawad est construit sur la trame de l’animalité, instinctive ou bestiale, qui fait se confondre le monde des humains et celui des animaux.

En rappel au chamanisme et pour ainsi questionner l’animalité des hommes, l’auteur a choisi des narrateurs animaux : chiens, chats, poissons, singe, cafard, libellule, corbeau et autres créatures se trouvant à proximité du personnage. « Nous les chiens percevons les émanations colorées que les corps des vivants produisent lorsqu’ils sont en proie à une violente émotion. Souvent, les humains s’auréolent du vert de la peur ou du jaune du chagrin et quelques fois de teintes plus rares : le safran du bonheur ou le turquoise des extases. Celui-là, fatigué, épuisé, englouti par l’opacité opaline du chemin, exhale, depuis le centre de son dos, le noir de jais, couleur de la dérive et des naufrages, apanage des natures incapables de se départir de leur mémoire et de leur passé. » Nommés uniquement en latin dans le titre des chapitres, ils se dévoilent progressivement au lecteur qui tente de les identifier, ce qui ne fonctionne pas toujours instantanément. Créant une dynamique supplémentaire à la lecture et à l’intrigue déjà complexe, ce choix du mystère est un peu trop poussé. Néanmoins, le procédé malmène à souhait la frontière présumée entre animalité et humanité. L’empathie est souvent présente, celle des animaux pour Wahhch et celle du lecteur pour ces animaux dotés de sensibilité, mais jamais pour le fuyard, condamné à tout jamais par la morale dès le début du roman. « Il a dit qu’il n’existait ni diable ni bon Dieu, simplement des crapules qui méritent d’être vidées de leurs tripes bien plus que les bêtes, puisque depuis que le monde est monde, le ciel n’a rien vu de plus bestial que l’homme. » Mais en voulant renforcer cette singulière narration, Wajdi Mouawad s’égare parfois en donnant une connaissance inégale du monde des hommes par les animaux, dont le rendu parasite quelque peu la lecture.

Lui qui est connu pour la qualité des rouages avec lesquels il développe ses histoires souvent complexes, les rendant accessibles à chacun et pleines d’un sens universel, Wajdi Mouawad prend dans son roman une orientation un peu plus savante. Jouant beaucoup sur la forme du récit et mettant de côté les dialogues pour lesquels il est si talentueux, il montre avec « Anima » un art plus tortueux, toujours brillant mais pas aussi limpide que son théâtre. A l’inverse, le roman lui permet une approche bien plus précise et crue de la violence, ici sourde et fascinante, par moments difficilement soutenable. L’horreur est plus forte, la voie s’ouvre aux sensations, aux odeurs. Dans ce sens, le trajet du personnage dans une bétaillère peuplée de chevaux morts-vivants qu’il tente de délivrer est inoubliable, c’est aussi la clé de la mémoire de Wahhch, enterré vivant au milieu de chevaux lorsqu’il était enfant, son seul souvenir. « Je me souviens de la chaleur, je me souviens d’avoir serré entre mes bras la tête d’une jument comme si elle avait été ma propre mère, je me souviens de l’avoir appelée « Maman, maman ! » de l’avoir embrassée, de l’avoir suppliée de ne pas me laisser seul et d’avoir trouvé, là, dans son sang que je buvais pour me désaltérer, dans sa présence, mais aussi dans celle des mouches, des vers de terre, des pucerons et des termites que je sentais sur moi, une bonté, une douceur, une affection, une pitié mon Dieu, une pitié qui, vraiment, m’ont sauvé. Je me souviens du mutisme, du mutisme de toutes ces bêtes à qui l’on venait de faire subir cette effroyable chose qui ne les concernait en rien pourtant, je me souviens m’être mis à parler pour elles, mettant mes paroles dans leur bouche, disant tout haut leur pensée, disant tout haut leur frayeur, je leur ai donné le peu de mots que je connaissais, mots d’enfant apeuré, les animaux ne m’ont pas abandonné. Je me souviens de cela, de ce moment, je ne me souviens pas d’avant ni d’après, je me souviens de ce pendant, un pendant animal. »

 

Il faut noter un autre déséquilibre, encore induit par la narration animale : le personnage principal manque d’épaisseur. Privé de mémoire, puisqu’on lui a caché l’histoire de son enfance, le contexte de son adoption, Wahhch Debch est une page blanche. On sait qu’il aimait sa femme, qu’il est attaché différemment à ses deux sœurs, qu’il a gardé contact avec son père qui vit à Las Vegas, voilà tout. En jouant sur la symbolique de son propos, à savoir qu’un homme ne peut pas véritablement exister sans avoir apprivoisé son passé et de ce fait exercer son libre-arbitre, Wajdi Mouawad met une distance entre son personnage et le lecteur. Là encore, la forme prend le pas sur le fond, par comparaison avec ses personnages de théâtre, extrêmement attachants et vecteurs d’identification.Des noms latins d’animaux à la symbolique des noms des villes traversées par Wahhch Debch (Ulysses, Carthage, Eureka, Virgil, Cabool…), de la forme exigeante du récit au fond profondément marquant, « Anima » fourmille d’intentions que l’on ne parvient pas entièrement à saisir. Reste une écriture follement poétique, vivace, une épaisseur quasi-mythologique qui confirment la virtuosité de Wajdi Mouawad et résonnent quelle que soit la discipline. « Il a parlé des lignes poreuses qui séparent les humains des bêtes et des lignes qui sillonnent les visages des vivants. Il a parlé des lignes qui nous font et nous défont, rides, traits, limites, frontières, démarcations. Il a parlé des lignes qui nous sauvent, conductrices, électriques, musicales, et il a parlé de celles qui nous manquent, ces lignes blanches disparues au tracé de nos routes, ces lignes invisibles à nos âmes égarées au fond de leurs labyrinthes. »

Paru le 05/09/12 aux Editions Actes Sud.

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