Anete Melece – Kiosque (Pastel)

Kiosque fait partie de ces œuvres qui partent du quotidien pour le laisser glisser subrepticement vers l’absurde. Plus encore, il s’agit de l’histoire d’une échappée dans laquelle les contraintes disparaissent, où brusquement les murs exigus s’ouvrent sur un vaste espace de liberté. Olga est une grosse dame – la corpulence a son importance – qui tient un kiosque et comme il est dit rapidement « ce kiosque est toute sa vie »… au sens propre. Observons bien Olga de l’extérieur : on l’aperçoit dans l’encadrement de sa fenêtre, vendant ses revues, tel un personnage coincé dans sa boite. Le livre fermé constitue une vue partielle de la vie d’Olga, vue de l’extérieur. La couverture découpe la fenêtre en son milieu, et une fois soulevée permet de lire en Olga comme dans un livre ouvert, découvrant son véritable habitat avec lavabo, fauteuil, lit, confondant ainsi vie professionnelle et vie intime, révélant aussi sa profonde solitude.  Les cloisons semblent avoir été construites autour d’elle au point qu’elle fait corps avec cette petite maison, comme une étrange mutation entre elle et ce kiosque. Et lorsque tout commencera à déraper, nous aurons l’étrange vision d’une cabane avec deux pattes, déambulant dans la rue. Olga vit donc cette vie monotone. Elle a ses habitués avec leurs manies, l’homme avec son chien turbulent, la mère et son gamin qui pleure, l’homme aux lunettes de soleil, les touristes. Elle a beau les aimer, rester toujours aimable, l’ennui pointe son nez et le soir, la tristesse l’emporte, une mélancolie aussi grande que le lieu est petit. Il lui suffira d’un jour déclencheur où elle part à la poursuite, avec le kiosque pour carapace, des gamins tentant de lui voler des friandises pour que tout bascule, et qu’elle abandonne l’immobilité pour recouvrer la liberté. La fable vire au songe éveillé. L’Olga-Kiosque tombera dans la rivière : et vogue le navire, jusqu’à la mer, et jusqu’à un rivage miraculeux, une plage où l’attend une nouvelle vie. Là, tout devient radieux et enfin, elle sourira à pleines dents. Dans cette œuvre libre, douce, lumineuse, d’une grande fraicheur, Anete Melece laisse son histoire filer vers un rêve qui brise les barrières et offre à son personnage la possibilité d’évasion. Peintes à la gouache, par-dessus un dessin qui a été ensuite effacé, ses illustrations vives, portées par des personnages croqués comme dans la peinture naïve, respirent la gaieté malgré la mélancolie qui jette Olga dans la torpeur, comme si  les couleurs témoignaient déjà du bonheur qui l’attend. (O.R.)

 

Deborah Underwood / Cindy Derby – Quand dehors t’appelle (Seuil Jeunesse)

Le nouvel album de Deborah Underwood est un livre sur la sensation, la perception de ce que le langage ne dit pas. Notre nature humaine est immergée dans une nature végétale qui l’enveloppe, la contient et la prolonge si bien que nous perdons conscience de sa réalité. De sa fragilité, aussi. A la limite de l’abstraction, la formulation de ce tout qui nous compose est dans le livre aussi poétique que l’est l’oiseau qui chante, ou l’eau qui coule sur nos mains quand nous les lavons. La nature prodigieuse dont nous sommes issus est notre bien le plus précieux, ce livre nous le rappelle doucement, il nous apprend à ne pas l’oublier. Cindy Derby rend hommage à cette grâce avec des aquarelles à la beauté émouvante. La matité du papier ne sert pas au mieux l’éclat des couleurs, mais nous savons que cet éclat est là, vibrant toujours plus fort « dehors ». Paru aux Etats Unis en 2020 et traduit en français par Flo Brutton en 2021, cet album est considéré comme « One of the The New York Times Best 25 Children’s Books of 2020 ». Sa couverture américaine était particulièrement dynamique et attachante, élément essentiel au succès d’un livre. C’est toujours un grand réconfort de constater que la beauté visuelle et sa poésie ignorent les frontières et se promènent dans le monde librement. Un album riche par essence, qui ouvrira de nombreuses discussions entre les petits et leurs parents. (P.V.)

 

Chris Van Allsburg –  Le jardin d’Abdul Gasazi  (Editions d’Eux)

Un jour, le jeune Alan est embauché par Madame Hester pour garder Fritz, son impétueux et mordillant chien. Tout semble sous contrôle, jusqu’à une étrange balade et un pont blanc. Fritz s’excite, tire brusquement sur la corde et s’échappe chez Abdul Gasazi, vieux magicien à la retraite, et dont le panneau à l’entrée de la résidence annonce la couleur : LES CHIENS SONT ABSOLUMENT ET FORMELLEMENT INTERDITS DANS CE JARDIN. Quelle sera la sentence, pour Fritz ?

Premier album de Chris Van Allsburg, célébrissime auteur jeunesse, on retrouve dans ce « Le jardin d’Abdul Gasazi » tout le charme fantastique qui a fait le succès des inoubliables Jumanji ou Boréal Express (adapté sous le titre « Le pôle express », par Zemeckis), mais avec une forme silencieuse et presque pianissimo.

Tout commence par cette couverture, où l’essentiel est déjà là : les grands jardins ou lieux un peu écrasants voire décadrés, les actions comme suspendues et le silence partout. Et quand il faut avec douceur défaire le nœud de tissu qui enferme le livre, on ne peut que percevoir le précieux parfum de mystère qui y sera enfermé.

C’est que bien plus que dans le texte et l’action, finalement convenus et assez sibyllins (volontairement, nous le verrons), c’est dans ces grandes doubles pages de silence que semble se cacher la vérité de cette drôle d’expérience à la Lewis Carroll (un lapin blanc se cache même au moment où tel le trou d’Alice, Alan tombe dans l’escalier), entre ce qui semble être représenté et ce qui est réellement, entre ce que l’on croit et ce qu’on imagine ou semble percevoir (n’est ce pas le propre de la magie et de la mystification ?)

Oies sauvages, feu vacillant, arbustes aux formes anthropomorphes, longues allées silencieuses et étouffantes, Xanadu où se cache un magicien au Fez : avec une précision et une économie de moyen impressionnantes, Van Allsburg parvient, tout en faisant ressurgir par écho les figures classiques du conte, à faire vaciller, pour petits et grands, les échelles et frontières du réel.

Il se dégage alors de chacun de ces blocs subtils en noir et blanc un sentiment trouble : celui d’une hyper précision dans le trait, et la sensation d’une lumière hors du vrai. On plonge en plein de Chirico, dont le calme apparent semble bouillonner de murmures et d’étrangeté.

« Dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre », murmurait le film Nosferatu. Sans jamais basculer dans l’effroi, c’est toute cette inquiétude subtile que transmet, une fois, tiens, tiens, là aussi, un pont franchi, l’odyssée d’Alan vers le symbolisme, le gothique et le fantastique discret.

Pour ce trouble plein d’inquiétude, pour ses images apaisées et hantées, ce récit intemporel mérite notre fascination : défaisons le nœud, et plongeons dans son doux mystère. (JNS)

 

Denis Baronnet / Gaëtan Dorémus  –  Lou a oublié sa tête  (Seuil Jeunesse – Le Grand Bain)

On aime immédiatement cette nouvelle collection de Seuil Jeunesse, « Le grand bain » : soit des nouveaux formats courts, ni trop simplifiés, ni trop complexes, pour permettre avec douceur aux jeunes lecteurs de se jeter à l’eau. Le tout dans un format « de grand » (comprenez un simili poche), et avec une couverture maligne qui se déplie en un grand poster d’illustration pour continuer à rêver à l’aventure une fois la narration terminée.

Et c’est à « Lou a oublié sa tête » d’ouvrir le bal, avec une truculente (même si par instants un peu effrayante par sa situation) histoire de premier degré : et si un matin, un enfant rêveur oubliait réellement sa tête ?

Si on rit et savoure les chapitres parallèles qui rythment l’ouvrage (un pour la tête, un pour le corps), si on sourit avec amusement aux expressions toutes faites qui prennent ici une autre modalité (comment être pendu tête en bas quand on en a plus ?) et qu’on s’emporte avec elle dans les aventures d’un camion de patates ou la communication par mime et dessin entre les deux parties,  on saisit bien vite que sous l’humour se cache une pensée bien plus profonde et poétique.

Dans un registre intime d’abord, avec cette petite qui vit mal le divorce de ses parents et la garde alternée (et qui donc, déjà, se retrouve séparée, tiraillée en deux), et dans un ordre plus politique, quand dans ce camion de patates, la tête de linotte se retrouve confrontée à deux frères et sœurs migrants en partance pour Londres.

Cette confrontation à l’autre, même dans l’incongru de l’univers, constitue le versant le plus touchant de la proposition : ces enfants pris entre deux pays, ce sont ceux, ils le disent eux-mêmes, qui ont laissé leur cœur trop loin pour réussir à jamais le retrouver.

Comme quoi, on peut, même très tôt, transmettre avec intelligence et finesse des notions aussi lourdes que celles-ci, quand on le fait avec humour et élégance. (JNS)

 

Julie Cazalas-Caïe / Vincent Bourgeau – Majina n’est plus dans ses baskets  (Seuil Jeunesse)

Voici une nouvelle histoire de Carléro, dont nous avions fait la connaissance dans le précédent album de Julie Cazalas-Caïe / Vincent Bourgeau : « Le Monde entier est nul ! »

Dans ces nouvelles aventures, la grande soeur de Carléro, Majina, traverse une période très mouvementée de sa jeune vie : l’adolescence. Si bien que la plupart du temps Majina est à côté de ses baskets, euh… pardon, « elle n’est plus dans ses baskets », ce qui est beaucoup plus grave. D’ailleurs ce constat résumé dans cette phrase, il l’a trouvé « louche de chez louche ». Carléro ne reconnaît plus sa soeur, et c’est terrible. Certes, physiquement, elle lui ressemble beaucoup, mais au moral, ce n’est plus la même fille. Il n’y a pas de doutes, Majina a été kidnappée ! Carléro va en avoir le coeur net et mener son enquête. Avec une écriture drôle et bien rythmée, on suit avec plaisir la progression des petites investigations de Carléro. Les dessins, très simplifiés et coloriés numériquement en aplats, sont vifs et pétillants. Leur style non singulier, familier des revues jeunesses actuelles, permet sans doute au petit lecteur d’échapper au dépaysement graphique tout en s’identifiant facilement au personnage. La mise en page est dynamique, avec ses cadrages efficaces. Les contrastes sont forts et permettent de circuler avec aisance d’une page à l’autre et d’y revenir. Un album rigolo qui donne envie de découvrir bientôt d’autres nouvelles aventures de Carléro. (P.V.)

 

Joël Egloff / Gaëtan Dorémus – Le Chien sans nom (Albin Michel Jeunesse  –  Trapèze) 

Le Chien est arrivé dans une boutique animalière. Elle est tenue par un monsieur gentil mais austère. Un monsieur solitaire qui s’appelle Baratin et qui porte bien mal son nom, car il est discret et ne parle vraiment pas pour ne rien dire. Côté vie affective, c’est un peu la misère chez lui. Pas de famille, par de petite amie. Ses seuls compagnons sont les animaux qu’il vend dans sa petite boutique, et dont il prend bien soin, et les clients qui viennent le voir, en particulier une dame qui le visite tous les jours… Le Chien s’avère très vite être un animal dont personne ne veut. Alors, parce qu’ils passent tous deux leur temps dans la boutique, Le Chien va doucement commencer à apprivoiser Monsieur Baratin…

Un beau livre cartonné agréable à prendre en main, avec sa couverture douce et blanche. Le texte généreux aux phrases bien articulées sera un moment de découverte pour l’enfant. Il aura l’impression d’avoir lu un grand livre. Et surtout, il aura le plaisir de se plonger dans les nombreux dessins de Gaëtan Dorémus, l’illustrateur inspiré de « Tout doux ». Avec son trait de bande dessinée et ses couleurs si particulières, c’est toujours une surprise de découvrir son univers, avec les petits détails qui l’habitent. Un livre sensible et amusant qui plaira à tous les enfants, y compris à ceux qui pensent ne pas aimer lire. (P.V.)

 

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