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Judi Barrett, Ron Barrett – Il ne faut pas habiller les animaux / Il ne faut vraiment pas habiller les animaux (L’école des loisirs)

47 ans après l’amusant Il ne faut pas habiller les animaux, Judi et Ron Barrett offrent une suite à ce classique avec Il ne faut vraiment pas habiller les animaux, en suivant rigoureusement la même recette. La chronique suivante s’applique donc aux deux opus puisque le principe n’a pas changé d’un poil de poisson : la force de la valeur sûre –  et ses limites. On pourra en effet arguer qu’il n’y a rien de neuf depuis 1970 et il est légitime de se demander si un deuxième tome était vraiment nécessaire. Mais quelle émotion nostalgique que celle de retrouver ces animaux mal attifés par l’homme avide d’y retrouver sa propre image et de voir ressuscitée cette sympathique mécanique. Rappelons-en le procédé très simple : alors que le titre conseille de ne surtout pas habiller les animaux, le contenu applique les conséquences désastreuses des conseils non suivis.

A une page contenant une phrase en gros caractères, répond sa preuve par l’image. Y défilent un porc-épic en barboteuse, un chameau à casquettes et chapeaux, un serpent nageant dans son pantalon, en encore une souris perdue dans son couvre-chef. Au-delà de l’effet de gag à répétition et de l’attente de la prochaine surprise, c’est sans doute l’expression saisie sur les visages des animaux qui séduit le plus : ils ont tous l’air de dire « mais comment m’avez-vous donc attifé ? »

Porc-épic penaud, chameau placide, chèvre souffrant à pleines gouttes sous son pullover. Avec l’humour comme habit et comme arme, et donc cette faculté à toucher les enfants les plus jeunes et à les faire éclater de rire, Judi et Ron Barrett s’attaquent bien entendu à tous les excès de l’anthropomorphisme et rappellent combien chacune de ses bêtes a droit à son animalité. L’homme, en voulant les déguiser de ses habitudes, ne fait rien d’autre que camoufler leur vraie nature, leur beauté, les ridiculiser, dans son désir de vouloir tout dominer, maîtriser.

Pour ce deuxième opus, viennent compléter le tableau d’autres bêtes invitées à essayer chaussures, protège-têtes, pantalons et autres fripes humaines, un cheval pris dans ses lacets, un pingouin habillé comme un pingouin, ou encore un crabe déchiquetant sa chemise et quelques autres. L’illustration s’inscrit dans une certaine tradition des livres d’humours à la Serre pour les adultes, ou Bachelet pour les enfants. Avec son dessin extrêmement classique et sage (pour ne pas dire « vieille France »), aux contours fins et noirs, l’illustrateur a probablement utilisé l’aquarelle, avec ici et là des aplats d’encre, voire des aplats de couleurs numériques pour ce qui est du deuxième opus. Le manque d’inventivité de la forme est contrebalancé par la fantaisie de l’histoire, même s’il peine à être autre chose que de l’illustration illustrative, c’est à dire de la paraphrase.

Si nous ne retrouvons pas la saveur de la première lecture dans ce livre qui ne fait que poursuivre l’inventaire initié il y a près d’un demi-siècle, Il ne faut vraiment pas habiller les animaux reste une œuvre amusante et nous imaginons sans peine le sourire enchanté des petits qui découvriront l’album.

OR

Beatrice Alemagna – Mon histoire courte d’une goutte d’eau (Casterman)

Cet album est une réédition légèrement modifiée d’un précédent livre de l’autrice-illustratrice. Elle y passe en revue le cycle de l’eau à travers le parcours que peut suivre une gouttelette en ville. Mais nous sommes loin, ici, du champêtre dominant encore le modernisme pondéré et souriant que l’on trouve, sur le même thème, dans l’album de Marie Colmont, Perlette goutte d’eau, publié en 1993 chez le Père Castor.

Le graphisme présente une étrange beauté dérangée, fragmentée, abîmée. Cette goutte d’eau n’est pas une eau de rivière, de pluie, d’extérieur. Elle n’est pas pureté miraculeuse. Elle a un chemin plus perturbé, reliée comme nous, citadins, à des circuits obscurs d’eau souterraine ou invisible, c’est une eau de ville davantage liée à la pollution, la grisaille… Et c’est d’entrer en contact avec l’insalubre, que propose Alemagna : le parcours de la goutte d’eau de tuyaux en égouts, l’amène à croiser la route de déchets, invisible saleté, résidus de société humaine cachés comme on cache des vices. De ces saletés, elle fait la matière de son récit et de ses illustrations.

Elle récupère et utilise en effet de vieux journaux – pour l’esthétique de leurs lignes de mots aussi bien que pour certains motifs – découpés grossièrement pour figurer des gouttes d’eau ou des objets. Collés, ils donnent du relief à la page tout comme son utilisation de la craie grasse en larges aplats ou  grattée, sur de petites surfaces, comme au couteau. Elle donne ainsi matière à son souterrain de tuyaux et d’égouts. L’échelle utilisée est intéressante : en nous mettant nez à nez avec de minuscules gouttes mille fois grossies, elle produit un effet de loupe, légèrement déformant et une sensation d’immersion. Les compositions d’Alemagna renvoient parfois au Pop Art de Richard Hamilton ou à l’Arte Povera, mouvement artistique issu de son Italie natale.

Elle offre mille couleurs aux gouttes d’eau. Comme si la lampe de la salle de bain où elles ont débouché d’un robinet avait déposé sur ces gouttes des reflets arc-en-ciel et comme si cette lumière y restait apposée de conduits en conduits, jusque dans les plus sombres recoins souterrains. La palette de tons utilisés rappelle celle de Klee, un orange un peu mélancolique domine souvent, accompagné de vives couleurs ou en contraste avec de noirs tuyaux. Puis, une surface presque vide calme ce bouillonnement. La goutte d’eau y est alors seule et bleue.

Le principal changement de cette édition en est la conclusion : on peut regretter la transformation du sens voire même de l’atmosphère de l’œuvre. Préciser quel est le cycle de l’eau a de l’intérêt, comme dans la fin nouvelle de cette édition où la gouttelette s’évapore toujours mais cette fois pour devenir sans doute un petit morceau de nuage au lieu de disparaître définitivement.

La précédente édition réalisait quelque chose de plus rare et de moins consensuel : elle évoquait la finitude de nos vies de façon presque trop poignante. Le parcours de la goutte d’eau nous racontait alors ces choses précieuses et minuscules qui disparaissent sans qu’on ne se soit même aperçu de leur existence.

Économie de mots, simplicité mais puissance du message et de l’univers graphique, l’album de Béatrice Alemagna vous enchantera. C’était déjà le cas ici (… Lien vers son autre ouvrage critiqué) On ne se lasse pas de cet univers particulier !

AD

Kate et Sarah Klise – La Liste des choses à faire absolument (Albin Michel Jeunesse)

Régulièrement engagés par des éditeurs frileux confondant albums jeunesses et pédagogie scolaire à l’usage des bons parents, les auteurs/illustrateurs déroulent hélas des représentations stéréotypées des mêmes thèmes. Aussi les œuvres offertes aux lecteurs semblent-elles souvent se répéter inlassablement entre le message de tolérance cliché et le « dodo, maman ». Mais parfois, un ouvrage sort du lot, frappant par la spontanéité avec laquelle il s’empare d’un sujet tout simple, en apparence rebattu, mais dont la sincérité pousse à l’universel. La Liste des choses à faire absolument est de ceux-là. L’album évoque l’amour – oui, n’hésitons pas à le définir ainsi – d’une petite fille et de son chien. Ils ont grandi ensemble. Le petit chiot devenu vieux et Astrid, enfant unique, furent de vrais compagnons l’un pour l’autre. Lorsqu’elle est venue au monde, il était déjà là. L’heure est venue de constater qu’Eli a vieilli, que la vie n’est pas éternelle, et de dresser la liste de toutes les activités que l’enfant grandissant veut faire avec l’animal, avant… Car si le mot n’est jamais prononcé, il pèse en filigrane comme la fin inévitable qui se profile et arrivera bien un jour. La Liste des choses à faire absolument possède l’art de dire « l’inéluctable », avec le plus de douceur possible.

« Pour chaque anniversaire qu’Astrid fêtait. Eli avait l’équivalent de six ou sept années. Parfois huit ».

La force du livre tient à sa capacité à la fois à évoquer l’amour de l’animal, ces êtres adorés dont on pressent douloureusement que nous leur survivrons. Mais plus encore, un peu comme le faisait le sublime Mon bison de Gaya Wisniewski il y a quelques mois, celle du temps qui passe, dont parlent si bien Kate et Sarah Klise, autrice et illustratrice du livre. Leur album interroge les moyens de profiter au maximum des instants passés avec ceux qu’on aime, tant qu’ils sont parmi nous, et de leur offrir des preuves d’amour. Le quotidien et la pudeur bloquent les effusions, les phrases tendres ; car vivre au milieu des siens s’inscrit souvent dans un train-train qui fait oublier que l’amour est un travail de chaque jour. Offrir le cadeau d’être là, c’est ce que propose l’album des deux sœurs, une attitude presque banale direz-vous, mais une démarche spirituelle active. La filiation de l’illustratrice et de l’auteur est palpable, comme si à travers le dialogue du dessin et du texte se profilait leur aveu réciproque. Le tour un peu absurde que prennent les activités choisies est à la fois poétique et chargé d’émotion : la balade en vélo, la lecture à deux, le cinéma, dormir à la belle étoile ; un diner à deux. Tant de moments d’autant plus anthropomorphiques qu’ils sont parfaitement métaphoriques de toute relation entre des humains qui s’aiment. Jusqu’au moment où saute aux yeux l’évidence qu’au-delà de ces moments choisis, c’est la présence – parfois silencieuse – de l’autre à ses côtés qui importe le plus. Etre là et profiter intensément de l’instant des cœurs qui battent.

Les illustrations à l’ancienne de Sarah Klise demeurent en totale adéquation avec le texte, de la peinture sur papier parfois très grenu, mélangeant la gouache et l’acrylique, avec des découpages numériques pour la mise en page des scènes. On s’y sent comme chez soi, dans une forme de confort quotidien, à l’image de ce canapé blanc avec des motifs bleus clairs qui semble passer les années sans accuser trop d’usure. La permanence de l’objet et du lieu est d’autant bien sentie et touchante qu’elle est croquée en toute discrétion.  Au cœur d’un beau jeu sur les contrastes, des couleurs plus vives – turquoise, roses, oranges – éclatent dans le paysage ou dans l’obscurité, notamment dans de magnifiques fonds noirs. Les formes s’affirment dans l’espace, comme ces portraits accrochés sur un mur bleu sombre. L’esthétique de La liste est tout à fait caractéristique de la chaleur qu’il dégage, de cette sensation d’apaisement qui le parcourt.

OR

Gauthier David / Gaëtan Dorémus – Fuis Tigre ! (Seuil Jeunesse)

Comme l’apocalypse, cette histoire commence par la fin. Celle d’un environnement naturel. Comment dire aux enfants l’urgence de se préparer à de très probables changements brutaux ? Comment envisager que tout peut s’effondrer, mais aussi qu’une autre fin du monde est possible, pour reprendre deux titres d’ouvrages coécrits par Pablo Servigne. Ici, c’est un tigre échappant à une brutale déforestation incendiaire, que l’auteur et le dessinateur nous proposent de suivre .

Que reste-t-il comme échappatoire pour le grand fauve ? Cet environnement à peine moins hostile construit par les êtres humains, la ville. Celle-ci apparaît comme une synthèse d’univers cosmopolites, autant Bombay que New-York ou faubourg de Chicago.

Le tigre devra apprendre à s’y faire tout petit. Au sens propre. Il prendra la taille d’une souris. On le percevra à peine dans la page, vague tache rougeoyante dans un univers de gris. Il faudra le chercher, dissimulé sous un banc, près d’une poubelle ou sur un coin d’étagère, quand il finira par entrer dans une maison. Sa prise de contact avec un petit garçon va changer sa vie. Les parents

finiront par lui accorder une place qui lui permettra de redevenir lui-même, de grandir à nouveau, énorme, de s’étaler.

Puis, c’est l’apothéose. Une fête costumée où se mélangent, définitivement, êtres humains déguisés en bêtes et animaux sauvages plus ou moins dissimulés et timides. Osmose joyeuse, méli-mélo explosant de couleurs qui nous rappelle le fameux poisson doré de Klee, radioactif, la solitude en moins.

Gaëtan Doremus renouvelle son utilisation délicate des crayons de couleur qu’il employait déjà dans Tout Doux (mettre le lien), cette évocation du changement climatique à travers la destinée drôle et touchante d’un ours polaire condamné à partir à l’aventure.

Ici, la palette graphique a sans doute complété l’arsenal pour permettre le travail de fondu d’une couleur à l’autre, sur certains fonds.

La dernière illustration est un retour de fête triomphal et optimiste. Car la fin est un nouveau départ.

Tout est pertinent dans cet album qui flamboie autant des lumières dangereuses de l’incendie que de la chaleur de l’accueil et de la fierté retrouvée. Cette œuvre évoque la menace d’extinction qui plane sur les grands fauves et bien d’autres espèces ; elle conte également le déracinement de l’exil, les migrations en cours et à venir. Si cet album laisse toucher du doigt nombre de sujets brûlants par le biais de la fable, il ne dispense nulle lourde morale, prépare au contraire à la nécessité d’observer et de chercher à comprendre pour s’adapter. Le gros tigre traverse les obstacles douloureusement mais allant de l’avant et s’il retrouve son panache, c’est accueilli par des humains qui lui font une place, qui proposent un futur de partage.

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Il n’est jamais trop tard pour les découvrir :

Anne Herbauts – Il va pleuvoir (Casterman)

Le sillon d’Anne Herbauts, celui qu’elle creuse depuis qu’elle écrit, c’est le cœur au cœur de la météorologie, celle du ciel et celle des sentiments – chacune ruisselant sur l’autre, inlassablement. Dans Il va pleuvoir, il est évidemment question d’eau, mais dans une poésie qui au fil des ans a recueilli dans son lit un trésor de petits cailloux et de végétaux. Vivre est contemplation, expérimentation, découverte sans fin. Nour et Nils sont des enfants hérissons. Ils sont bien équipés pour partir à l’aventure : un poil piquant qui les protège des accidents ; un compagnon de route qui leur épargne les tourments de la solitude. Ici, l’aventure ne se passe plus en pensée, comme dans Autoportrait (2001), comme dans Cardiogramme (2002), comme dans De temps en temps (2006). L’aventure est partagée car devenue partageable. La preuve : le texte est écrit à la troisième personne du singulier. Dans Il va pleuvoir, les enfants s’émerveillent, les adultes constatent. Les enfants s’interrogent, les adultes croient savoir. Ces enfants ont du cœur à l’ouvrage, ce ne sont pas des poules mouillées ni des chiens de faïence. Ils sont prêts à affronter la tempête, la dépression atmosphérique « Il va pleuvoir« , annoncée par les grands avec « des nuages dans leurs phrases ». Les adultes sont statiques, la rivière change tout le temps. Alors les petits partent sur la rivière avant la pluie, « avant qu’elle nous enferme ». Les voilà presque rattrapés par elle, mais ils résistent, Robinson heureux, vivants de se débrouiller mieux que des grands. Car les grands, eux, ne font que se désoler de la dépression, cette pluie qui tombe sans fin ; ils ne se sont peut-être pas encore aperçus que les petits ont quitté la maison. Après l’orage, Nour et Nils grandissent d’un coup, assez pour se rapprocher des grands, saisir et sentir ce qui les lie à eux, profondément. Assez pour commencer à apprivoiser la météorologie, celle du ciel et celle du cœur, ne pas se laisser dévaster trop par ses dépressions « atmosphériques ».

Ce délicieux album nous dit aussi que s’il est dénommé « album pour enfants », il est surtout, en vrai, (mais secrètement), un « album pour adultes », qui réapprend que l’amour est un travail de respiration, que l’amour est partout là où on a le cœur de le trouver.

Avec son dessin au trait faussement enfantin, fait de raccourcis sensibles et expressifs, aux couleurs composées de pigments mouillés et de textures découpées, surajoutées, superposées, nous sommes transportés dans la lumière d’une éclaircie.

N’oublions pas de saluer un éditeur – Casterman – qui ose publier aussi des livres jeunesse racontant des histoires délicates, à la poésie liquide, au contenu à extraire soi-même, placées comme au bord de l’abstraction, et demandant à l’adulte (c’est l’adulte qui choisit les livres qu’il va acheter à son enfant) un effort pour se laisser aller à « y aller ». Un adulte souvent oublieux que ce genre de livres est adoré des enfants. Un genre d’albums sans paillettes ni couleurs pétaradantes. Un genre qui attire à tous les coups dès qu’on y est entré une fois.

PV

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