On va innocemment découvrir le film d’un jeune cinéaste chilien et on se retrouve embarqué dans un voyage retors, perdant nos repères à l’instar de l’héroïne Alicia, incarné par l’admirable Juno Temple. Difficile de dire si le malaise est celui de nous, spectateurs, choqués par la brutalité grégaire crétine de certains personnages ou, nous, épousant de plein pied la sensibilité d’Alicia. Est-ce un rejet de leurs attitudes ou une empathie à son malaise à elle ? Ou encore…
Elle porte un nom à traverser les miroirs. Jeune femme réservée et craintive, Alicia vit l’immersion au sein du groupe comme une douloureuse épreuve. C’est la première fois que cette jeune américaine, quitte son pays pour partir voir sa cousine, Sarah, installée au Chili. Ce qui provoque chez elle une angoisse perceptible. A peine a-t-elle le temps de rencontrer le boyfriend de sa cousine et ses deux amis, que Sarah les abandonne pour aller soi-disant repasser des examens à la fac. Alicia va très mal vivre ces quelques jours, livrées à des inconnus désagréables. Jusqu’à en arriver à se défier de Sarah quand elle les rejoint enfin. Et surtout, à remettre en cause les bases les plus élémentaires de sa personnalité …
En exergue du Festin nu, Burroughs cite Hassan Ih Sabbah: « Rien n’est réel tout est permis ». C’est ce que va vivre notre héroïne, perdant le fil à force de fuir un environnement pénible. Dès ses premières séquences, Le cinéaste installe un climat instable où les signes mystérieux affleurent qui conduit Magic, Magic, vers les sentiers du cinéma de genre, sans jamais les prendre totalement. A peine le film s’ouvre que notre plexus se ferme, en réaction aux images, asphyxiantes. A des plans apaisants de ciel, vaches, oiseaux, chevaux…succède la pleine lune. Lune noire des instincts cachés, opprimés qui vont sortir au grand jour. La nature affirme sa toute puissance : l’eau, le soleil, la présence des bêtes prennent instantanément des teintes surnaturelles et anxiogènes. Magic, Magic s’inscrit dans un cinéma de l’entre deux, à la fois flottant et délétère. Si cette aura de mystère mime le paysage mental d’Alicia et épouse sa propre perception du monde elle permet également à Magic, Magic de ne pas s’enferrer dans un mécanisme purement clinique. Mêmes s’ils s’apparentent vite aux cauchemars, les rêves d’Alicia sont toujours là pour nous échapper avec elle hors du réel. Les animaux morts qui parsèment le film viennent baliser le parcours d’Alicia comme autant de métaphores, et de signes du destin qu’elle n’est pas capable d’identifier ni d’assimiler mais qui présagent déjà de sa dégradation à venir. Car elle-même est une créature meurtrie et sans défense et ce chiot, cet oiseau abattu en plein vol ou ce mouton glissant dans les flots ne sont finalement que des projections d’elle-même. Et chacun de ces moments de violence la déchirent intérieurement, comme autant de blessures causées à elle-même. Et lorsqu’il ne s’agit pas de mort, c’est un chien se frottant contre la jambe d’Alicia, déclenchant le rire graveleux, qui vient stigmatiser toute la tension sexuelle, la déliquescence des rapports, et les pulsions qui ne demandent qu’à exploser.
Vous êtes-vous jamais senti mal à l’aise au sein d’un groupe au point d’avoir envie de vous enfuir, de vous cacher ? Magic, Magic, exploite l’univers du petit groupe et ses mécanismes, sa propension au sadisme inconscient au sein de la mise en scène sociale du moi. En partant de ce phénomène ordinaire, Sebastien Silva va explorer une toute autre fissure.
Sarah, Brink, Barbara et Agustín sont donc des jeunes gens bien sous tout rapport, c’est-à-dire pas très intéressants, affreusement narcissiques, assez imbus de leur personne en quête d’identité dans le regard de l’autre.
D’aucuns pourront lui reprocher une certaine complaisance : atmosphère au couteau dès le début du film avec des héros qui, n’attirent pas la sympathie- c’est le moins qu’on puisse dire. Le film est suffisamment subtil pour qu’on ne cesse de s’interroger sur ce qu’ils sont vraiment. Le mal est aussi banal que tout puissant.. D’où cette incapacité très efficace à déterminer les intentions de ses personnages. A l’arrivée, on peut d’ailleurs supposer qu’ils n’en ont pas, lorsqu’ils mesurent enfin la conséquence de leurs actes, et changent brusquement de visage, pitoyables et ridicules lorsqu’ils pleurent dans une scène cruellement ironique. La force de Magic Magic et de ne jamais offrir de réponse, et finalement – à l’instar d’Alicia – de se méfier, d’être aux aguets, sans n’obtenir aucune certitude.
Dès le premier regard, la différence d’Alicia saute aux yeux, elle se met par conséquent hors de la communauté. Cette différence porte en germe les risques d’un dysfonctionnement du cercle d’amis, l’imprévu qui désigne leur propre conformisme. D’où la tentation de la railler de façon humiliante, car chercher à la comprendre serait se mettre en péril. La fracture ouverte d’Alicia les renvoie par ailleurs trop à leurs propres secrets inavouables et refoulements dissimulés dans la posture sociale, Les frustrations sexuelles de chacun, exploseront dans des moments extrêmement troublants lorsqu’une Alicia sous hypnose révélera les garçons à eux même. Plus qu’une tension érotique, Sébastien Silva illustre un fonctionnement freudien, bien moins sensuel que morbide et violent. En accord avec cette sensation de noyade, et de perte de pied, la présence de l’eau comme un élément à la fois tutélaire, morbide ou baptismal participe à cet émoi liquide qui parcourt le film. Et lorsque devant ses camarades, Alicia tente de sauter « comme les autres » dans les flots, nous ressentons chacun de ses battements de cœur et la terreur qui s’empare d’elle.
Magic, Magic fait partie de ces belles dérives de femmes perdues, aux brèches entrouvertes débouchant sur le gouffre comme avaient pu l’être Le cercle infernal, Lisa et le diable, Rosemary’s baby ou Candyman. Mais Silva se garde bien d’adopter totalement le carcan du film de genre. Nul complot surnaturel ne fera office d’explication, tout reste au stade du questionnement et de l’hypothèse. Le cheminement d’Alicia évoque le va-et-vient post traumatique de l’héroïne du beau Marcy May Marlene, et son présent télescopé, parasité par ses souvenirs dans la secte. Mais plus encore, on se remémore l’Anna du Syndrome de Stendhal sombrant dans la schizophrénie ou la Betty d’Opera rampant dans les herbes pour parler aux lézards dans Opéra. Comme chez Argento, la perte de la lucidité marque un retour au primitif et à l’élément naturel. En outre l’animisme et la païen frôlent souvent Magic, Magic avant de l’en imprégner totalement, en particulier dans l’importance des rites mapuches dans sa dernière partie. S’il ne s’agissait que de citer une seule influence, l’ombre de Polanski, rode de toute évidence, durant tout Magic, Magic. Sebastian Silva ne s’en cache pas. C’est avant tout au Locataire que l’on songe dans cette identité éparpillée comme des éclats de miroirs, cette paranoïa qui s’installe et qui floute les contours de chacun pour n’en faire qu’une menace, mais où les regards quasi diaboliques ne pourraient être qu’une vue de l’esprit engendrée par la fragilité et la peur. La double interprétation est plus que jamais de mise dans Magic, Magic : lui veulent-ils du mal ? L’imagination fertile d’Alicia lui joue-t-elle des tours et est-elle en train de mettre en scène sa propre descente ? Le trouble, et encore le trouble est peut-être ce qui définit le mieux le film de Silva, où l’épouvante de l’absence de réponse prime sur la démonstration un peu de la même manière que l’ombre où la chose est tapie effraie bien plus que la chose elle-même. Cette ambivalence culmine lors de la séance d’hypnose qui ne s’aventure pas sur le terrain définitif du fantastique. Agustin a-t-il un réel pouvoir suggestif ? La question – une de plus – nous laisse en suspens. Le doute, la double lecture contamine l’œuvre, jusqu’au personnage d’Alicia elle-même qu’on finit parfois par soupçonner de mettre en scène ses fêlures en feignant l’innocence et le dédoublement de personnalité.
Si l’on regarde de plus près le comportement des comparses d’Alicia, aucun de leurs actes n’est franchement répréhensible, appliquant les mécanismes grégaires du groupe : moquerie, mise en avant, mini bizutages, tests… Et pourtant c’est de cette attitude somme toute totalement conventionnelle que naît une vraie cruauté. Certains signes ne trompent pas quand à leur inclination naturelle. Le cinéaste finit par conférer une dimension presque occulte à ses héros. Un chiot pris puis abandonné sur la route, un bel oiseau coloré abattu, sont autant d’événements dramatiques – décuplés au cœur d’Alicia – qui trahit leur nature profonde, livre leur rapport à l’humanisme, à l’autre et à la morale. Il est difficile de ne pas y lire une allégorie de l’innocence bafouée, de la négation de la beauté de la nature, face à la cruauté imbécile et au désœuvrement des post-ados qui entourent Alicia. C’est ici que Magic, Magic dévoile probablement le mieux la signification de son énigmatique titre, bien plus que dans la présence de l’hypnose ou des cérémonies mapuches finales. On pourrait aisément conclure qu’Alicia reste peut-être l’unique trace de magie, fuyant dans sa folie la torpeur, l’indifférence et la méchanceté du monde. Elle est l’échappée, l’imaginaire, la nature contre la cruauté, l’étincelle qui manque à tous et que l’on aimerait éteindre. Juno Temple, s’offre pleinement, charnellement à Alicia et nous invite à la suivre jusqu’au bout dans son périple aveugle. Pour peu, on serait capable de sauter avec elle …
Sortie le 28 août 2013
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