Après trois courts-métrages remarqués et des nominations aux BAFTA pour deux d’entre eux (Rite en 2010 et Keeping up With the Joneses en 2013), Michael Pearce passe au long-métrage avec le superbe et dérangeant Jersey Affair. S’inspirant librement de l’affaire de la « Bête de Jersey », un violeur en série ayant sévi sur l’île britannique entre 1960 et 1971, Beast (de son titre original) suit l’histoire de Moll, une jeune femme mal dans sa peau, qui tombe amoureuse de Pascal, un mystérieux marginal. Fuyant sa famille tyrannique, qui s’oppose à cette relation, elle sera rapidement confrontée à un terrible dilemme lorsque son amant se verra soupçonné de plusieurs meurtres…

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Sous ses airs de thriller, le film dresse un portrait peu reluisant de la famille traditionnelle, présentée comme un vecteur d’oppression à l’égard des personnes « à part ». L’une des premières séquences du film présente Moll, visiblement issue d’un milieu bourgeois, à une garden-party donnée à l’occasion de son anniversaire. Elle passe d’invités en invités, respectant une sorte de protocole, elle semble pourtant déjà ailleurs, mal à l’aise, distante. Alors que la jeune femme est au centre de toutes les attentions, sa sœur annonce à l’assistance qu’elle est enceinte. Comme soulagés de ne plus avoir à s’intéresser à l’héroïne, les invités se ruent alors sur la future maman pour la féliciter. En l’espace de quelques plans, le personnage est présenté dans toute sa solitude, elle est mise au ban par ses proches qui la considèrent comme différente (célibataire, peu intéressée par les choses futiles qui l’entourent) et ne cherchent pas à la comprendre. Parfaite représentation d’une famille conservatrice, intolérante et sectaire sous des atours très fréquentables, symbole d’une société sclérosée, ancrée dans ses valeurs archaïques, rejetant tous ceux (et celles) qui se refusent à entrer dans son moule (le mariage, les conventions). La scission est définitive lorsque Moll fait le choix de suivre celui qu’elle aime se détournant ainsi de sa famille et de l’homme que celle-ci lui avait choisi, en l’occurrence Harrison (Oliver Maltman), un policier d’apparence bienveillante qui demeure pourtant dans un rapport de possession et de restriction à son égard. À l’inverse, quand elle croise la route de Pascal (Johnny Flynn, vu chez Olivier Assayas dans Sils Maria), sauvage, instinctif, éloigné des normes restrictives, il fait office de libérateur ouvrant la voie à son émancipation.

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Au centre de cette histoire, il y a donc une femme, interprétée par la fantastique Jessie Buckley, jeune comédienne issue du théâtre dont c’est ici le premier grand rôle au cinéma, qui porte le film sur ses épaules. Fragile et puissante, touchante et inquiétante, elle incarne à la fois liberté et la marginalité. Une tendance à l’auto-destruction se ressent immédiatement chez elle et trouve écho dans cette scène où elle se mutile la main avec un verre brisé. Gagnée par l’apathie due à son quotidien morne, ce n’est pas tant dans un but masochiste qu’elle s’inflige cette souffrance, que par la nécessité de ressentir enfin quelque chose. Cette blessure, ce sang qu’elle observe longuement couler entre ses doigts, lui rappellent qu’elle est bien vivante. L’amour et la passion qu’elle éprouve pour Pascal, sont des forces, vitales autant que mortifères, agissant comme une source d’énergie pulsionnelle. Il se dégage de cette femme une force animale qui trouve sa source dans le chaos, la liberté, la folie des sentiments et leur violence. Du cadre bourgeois, stricte et citadin de départ, Michael Pearce fait souffler sur son film un vent de liberté à travers de longues séquences où le couple se forme, s’aime, s’étreint au milieu des paysages naturels de Jersey. Il naît de ces scènes aux magnifiques couleurs automnales, orange et jaune, un aspect purement pictural. Cette affirmation de soi à travers la découverte de son « animalité », est parfaitement illustrée, dans cette séquence où, après avoir passé la journée avec son amant, Moll rentre chez elle couverte de boue et de terre, tâche l’immaculé canapé familial et s’en amuse. Elle qu’on accuse d’avoir sali l’image de la famille en ramenant un « sauvageon », se décide à littéralement noircir les convenances, souiller le petit confort bourgeois.

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Jersey Affair ne dévie jamais de point du vue initial, celui de son héroïne, dont la psyché et l’instabilité mentale nourrissent une porosité entre les différents genres abordés. La méfiance et la suspicion, héritées de son éducation, engendrent une paranoïa que le réalisateur symbolise à l’écran par ces scènes de cauchemars qui viennent ponctuer le récit. Aussi brutales que surprenantes, ces séquences évoquent tout un pan du cinéma de genre du Frankenstein de James Whale au home invasion, Les Chiens de Paille de Sam Peckinpah en tête. A contrario, les premières scènes montrant la naissance de ce couple atypique, plongées dans une lumière irréelle, composées de plans sur la campagne insulaire, relèvent, quant à elles, de la romance pure, comme des instants suspendus de bonheur et de liberté. Plus tard, lors d’une scène dans un country-club, le cinéaste pousse le ridicule des conventions, de la bienséance à l’extrême, jusqu’à la satire, un simple jean devenant une forme de contestation, de dissidence. Ce refus de se cantonner à un registre, et cette capacité à naviguer tour à tour entre la romance, le thriller et le drame psychologique vont de pair avec une volonté de cultiver, jusqu’au bout, une certaine ambiguïté dans le propos. En fin de compte qui sont ces « bêtes » qu’évoque le titre original ? Ceux qui assument leur part de « monstruosité », acceptent de prendre leur envol, quitte à flirter avec les limites de la légalité, voir à les franchir allègrement ? Ou ceux qui agissent en toute impunité, se réfugiant derrière leurs bonnes valeurs, leurs traditions, protégés par leurs semblables et n’ayant jamais à répondre de leurs actes ? Sciemment, Michael Pearce ne donne pas de réponse franche et c’est peut-être précisément là le plus grand tour de force de ce premier long-métrage : interroger, déstabiliser, brutaliser et effrayer avec la maîtrise d’un cinéaste aguerri, sans que celle-ci n’empiète sur l’implication et la liberté d’un spectateur, à qui revient le point final. Troublant et inconfortable, à la croisée des genres et des sentiments, Jersey Affair impose un cinéaste et une actrice incontestablement à suivre.

 

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