« Ciné-Bazar : les entretiens. 50 réalisateurs interviewés » – (sous la direction de Thomas Révay)

J’en ai déjà touché quelques mots mais nous connaissons actuellement une sorte de nouvel « âge d’or » du fanzinat. Après une éclipse dans les années 90/2000 pour de nombreuses raisons (la mort d’un certain cinéma « bis », l’arrivée d’Internet et la dématérialisation des supports…), les fanzines sont revenus sur le devant de la scène avec une belle vitalité. Sans doute un besoin, à l’heure du tout-virtuel, de revenir au support physique, au plaisir de la collection, au désir de conserver des textes pour s’y replonger (à l’inverse de la consommation immédiate sur la toile). De plus, les facilités apportées par la technologie et la PAO ont permis aux passionnés de réaliser de superbes revues, richement illustrées et aux sommaires copieux. Nous sommes loin du temps des quelques pages en noir et blanc agrafées et tapées à la machine. S’il fallait citer quelques titres, nous opterions volontiers pour le haut du panier : Darkness Magazine, Vidéotopsie, Médusa mais il faudrait aussi citer Cinétrange, Toutes les couleurs du bis ou Black Lagoon, le petit nouveau (très) prometteur.

Le cas de Ciné-Bazar est assez exemplaire : lancé (sauf erreur) en 2015 par le jeune et talentueux Thomas Révay, le fanzine a d’abord été édité par Sin’Art avant d’être repris par les éditions LettMotif qui en ont fait un véritable « mook » (une publication hybride entre livre et revue). Six numéros plus tard, l’éditeur nous propose de regrouper en deux volumes 50 (!) entretiens publiés par Ciné-Bazar.

Ce qui frappe à la lecture de ces passionnants recueils, c’est l’extrême variété de ce panorama avec des interviews qui se limitent parfois à 3 pages tandis que d’autres en font 30. Les personnalités interrogées permettent également de couvrir le cinéma sous ses aspects les plus divers, du classicisme (des témoins évoquent le cinéma de Delmer Daves, de Samuel Fuller, de Budd Boetticher) au cinéma le plus contemporain (Jéremy Gardner), du cinéma d’auteur français (Eugène Green, Emmanuel Gras) au gros cinéma d’action bourré de testostérone (Golan, Zito…) en passant par le cinéma indépendant américain (Hartley, Stillman), les grands noms du cinéma fantastique (Dante, Argento, Corman, Lado) comme les « bisseux » les plus sympathiques (Mike Garris, Tom Holland)…

Ces goûts éclectiques font tout l’intérêt de ces ouvrages. Thomas Révay est un passionné et sa curiosité pour tous les cinémas lui fait honneur. Il ne s’interdit aucun plaisir et c’est ainsi que l’on devrait toujours appréhender l’Art en général. Bien sûr, on pourra toujours ergoter que certains entretiens sont moins réussis que d’autres. Les moins intéressants sont, généralement, ceux qui ont été réalisés par mail. En n’ayant pas son interlocuteur en face, Thomas Révay ne peut pas lui renvoyer la balle ou le pousser dans ses retranchements. Du coup, les réponses sont plus superficielles (voir lapidaires comme celles de Menahem Golan) et convenues (l’entretien avec Joe Dante est un peu frustrant).

Mais lorsqu’il s’entretient de visu avec ses interlocuteurs, Thomas Révay se montre extrêmement brillant. D’une part, par la bonne connaissance des œuvres évoquées, de l’autre, par une volonté d’essayer de creuser certains points qui poussent les cinéastes à se livrer et à nous offrir une autre vision de leur métier. D’où le côté très vivant de la plupart de ces dialogues, qui oscillent entre les anecdotes les plus drôles (les moments où Steve Carter raconte les relations compliquées mais amicales entre Chuck Norris et David Carradine sont assez hilarants) et des considérations plus esthétiques toujours passionnantes.

En évitant le piège de l’interview collant à l’actualité, l’auteur parvient à mettre en confiance les réalisateurs et leur donne le temps de se dévoiler. Certains sont fidèles à eux-mêmes et on se régale en lisant la longue conversation avec l’intarissable Jean-Pierre Mocky évoquant son souhait de tourner un film sur les SDF avec Clint Eastwood, Woody Allen et Jamel Debouzze ! D’autres, a priori plus aigris (Fabrice Du Welz qui règle ses comptes avec Lanvin et Joey Starr) parviennent néanmoins à être touchants car ils témoignent d’un vrai amour pour leur métier. Ce qui pourrait parfois être pris pour de la fanfaronnade prétentieuse dans le chaudron de l’actualité est ici nuancé, contextualisé et finalement désamorcé.

Si on voulait encore pinailler un tout petit peu, on pourrait regretter que l’entretien avec le passionnant Tacchella se limite à son travail sur Escalier C mais ces réserves sont vraiment anecdotiques face à l’ampleur du projet et l’intérêt immense de cette somme.

S’il fallait trouver une dernière raison (mais elles sont nombreuses) de se précipiter sur ces deux volumes, c’est encore une fois l’éclectisme des goûts de Thomas Révay mais également cette manière de donner la parole à des cinéastes qu’on n’entend pas ou plus. De mémoire de cinéphile, je ne crois jamais être tombé sur une interview du regretté Alain Jessua avant et ce n’est pas tous les jours qu’on entend Yves Boisset, Jean-Denis Bonan, Jacques Bral ou Jack Sholder !

A travers tous ces entretiens, on voyage dans le temps mais aussi dans l’espace puisque l’on croisera, outre les français et les américains, des cinéastes lettons, suédois, italiens, hollandais (Verhoeven), australiens, russes, brésiliens… Tout au plus peut-on regretter l’absence de cinéastes asiatiques mais gageons que cette lacune sera vite comblée à l’occasion des prochains numéros de Ciné-Bazar.

En attendant, il faut se précipiter sur ces volumes captivants, pont improbable (mais pourquoi pas ?) entre le fanzinat et un projet encyclopédique d’une ampleur remarquable.

***

Ciné-Bazar : Les entretiens. 50 réalisateurs interviewés

Tome 1 : A/J

Tome 2 : K/Z

(Sous la direction de Thomas Révay)

Editions LettMotif

ISBN : 978-2-36716-230-0 (vol.1) / 978-2-36716-232-4 (vol.2)

Prix : 24€ le volume

 

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A propos de Vincent ROUSSEL

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