La disparition de Josef Mengele de Kirill Serebrennikov (Cannes Première)

Serebrennikov est de retour, et dans un style épuré, classique, lui qui nous habituait à une forme virtuose est ici dans le contrôle nécessaire à la gravité du sujet. Et quel sujet périlleux que de filmer pendant plus de deux heures un monstre, « le boucher de Auschwitz », Josef Mengele, et sa cavale à travers les époques et les pays d’Amérique du sud (du Brésil à l’Argentine, en passant par le Paraguay). Périlleux sujet car le film est évidemment sombre, rugueux, en nous imposant ce que l’on ne veut pas voir, un homme incapable de repentance, incapable d’une quelconque remise en cause, continuant d’appuyer les théories du Troisième Reich, et refusant d’accepter, y compris face à son propre fils qui le confronte, les horreurs dont il a été l’investigateur. Cet homme aigri, rabougri, détestable, Serebrennikov nous l’impose, nous force à voir son regard vide et désincarné, ce visage fantomatique d’un homme inanimé, déshumanisé qui n’est plus qu’une ombre vieillissante et mourante, s’accrochant à la misérabilité d’une vie qui n’est plus. Et Serebrennikov sort grandi de cette entreprise redoutable, un film qui marque, qui éprouve, mais d’une puissance incarnative implacable.

Planètes de Momoko Seto (Semaine de la critique)

En clôture de la Semaine de la critique, un film d’animation dans la veine du Flow de Gints Zibalodis, sans dialogue, écologiste et survivaliste. Mais dans Planètes ce sont quatre aigrettes que l’on suit (la partie blanche des pissenlits qui s’envole au vent) dans une odyssée cosmique à la recherche de la terre promise, le terreau qui leur offrira la possibilité de pousser, et de se reproduire. Entre-temps, ils affronteront tous les dangers et un déferlement de vent contraire entre flamme et glace, trou noir et tsunami. L’épopée est à la fois psychédélique (avec une haute intensité en colorimétrie) et rêveuse, une poésie de la résilience, du combat pour la survie dans des planètes ravagées par une nature intransigeante, les éléments se déchaînant contre ces brindilles qui arrivent pourtant à s’envoler et résister. Bien que l’émotion soit bien plus difficile à transmettre par le végétal que l’animal, le pari d’une clôture par cette poésie numérique est en partie gagné, et impose un contre-pied au déferlement nihiliste qu’a été cette quinzaine cannoise. Un peu d’espoir donc, tout n’est pas si noir.

Alpha de Julia Ducournau (Sélection officielle)

Fusillé injustement par une critique insensible, Alpha de Ducournau réussit pourtant exactement là où on ne l’attendait pas, par l’humilité d’un sujet simpliste, d’une mise en scène mesurée, et malgré la pression post-Palme (avec Titane), une retenue qui fait mouche. Alpha, c’est une nouvelle histoire de corps, celui principalement de Amin (Tahar Rahim), toxicomane cadavérique aux bras charcutés à l’aiguille, il en est également porteur d’une nouvelle infection, une malédiction sanguine et sexuelle qui transforme les corps en pierre, la peau craquelée par du marbre qui s’effrite, un sang de poussière rougeâtre, un corps donc prédestiné à la disparition. Face à lui, la jeune Alpha, sa nièce, qui se retrouve en proie à une probable infection d’une aiguille contaminée. Et c’est l’incertitude des années SIDA qui émerge, l’absence de connaissance et d’information crédible, la mort qui rôde, la paranoïa qui isole et martyrise, la peur, cette bouleversante peur de l’invisible, d’une maladie honteuse et cachée. Puis il y a la symbolique et l’opératique, une grandiloquence de mise en scène sur une puissante bande-son qui emporte et bouleverse, le regard admiratif face à cette puissance d’incarnation en trois séquences encore gravées à la rétine : celle où le corps de Amin et Alpha se joignent dans un élan d’humanisme, puis lorsque ces mêmes deux corps s’échappent et fuient pour se libérer de la peur et de la mort, et enfin par ce grand final où le corps disparaît dans les limbes de l’oubli. Trois séquences qui ravagent un cœur touché et meurtri par cette beauté radicale et magistrale de ce qu’est l’accompagnement à la mort, un don insensé de soi à l’autre.

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Eddington de Ari Aster (Sélection officielle)

Ari Aster n’y va pas par quatre chemins, il sort la kalach’ et arrose à l’aveugle toutes les pitreries d’une société per-Covid fusillée par la débilité et le complotisme. Il n’y a plus de droite ni de gauche, de fascisme ou de wokisme, de religion ou de nihilisme, il y a cette société paranoïaque et masquée perdue dans la crétinerie la plus absurde. Tout le monde y passe, le Black Live matters par des jeunes blancs privilégiés, la manipulation des masses développée par cette société américaine trumpiste, la politisation à outrance où toutes causes deviennent débats, où la société se morfond dans la violence des oppositions, le transfert des problèmes des villes à la campagne qui les fantasment (nous sommes ici à Eddington, petit patelin paumé du Nouveau-Mexique, et nouveau théâtre de Aster qui y fait naître des problèmes sociétaux qui n’y existent pas, mais sont ici transposés par la voie débilitante des écrans et des réseaux sociaux). Jusqu’à la dérive extrême, le meurtre et la mort. Avec Eddington, Aster poursuit son chemin psychanalytique du mommie issue après Beau is Afraid, et s’affranchit de toute commodité limitante pour lâcher les chevaux de l’absurdité et de la moquerie totale, il est le film le plus drôle de Aster, une comédie noire au troisième degré qui ne réussit pas tout, mais qui s’en sort avec les honneurs, ceux du non compromis et d’une acidité de ton qui fait mal.

Copyright A24 Film

L’agent secret de Kleber Mendonça Filho (Sélection officielle)

Avec L’agent secret, Mendonça réussit à la fois la rude épreuve du film d’époque (le Brésil corrompu des années 70), du film autobiographique (et l’on image de nombreuses anecdotes personnelles intégrées à cette histoire d’exilé) et du film d’action (par le thriller et son versant d’espionnage). Réunissant ainsi ce triple dispositif, un immense film s’en dégage avec en ligne rouge étalon la notion primordiale du devoir de mémoire et de transmission (jusqu’à son final poignant, où le fils du personnage principal prendra le relais de son père disparu). Wagner Moura (prix d’interprétation pour son rôle de Marcelo) incarne la force tranquille du film, cette puissance charismatique retenue et déchirante, sans sur-jeu ni dramatisation, sans envolée lyrique grossière, mais une capacité à tenir le regard, et le porter là où il doit être posé, sur l’essentiel, l’amour d’un fils qu’il doit abandonner, d’une femme qu’il a aimée, d’une vie qu’il a dû quitter. Car L’agent secret est un film de départ, d’abandon, d’un réfugié s’exilant à Recife pour fuir la mafia à ses trousses, d’un homme sans mère dont il cherche encore une trace aux archives de la ville, un film de non-violence, une ode pacifiste (à de nombreuses reprises Marcelo dit qu’il ne possède pas de pistolet) pour la résistance par le verbe et non les armes. Tout ce que n’était pas le Brésil des années 70, mais tout ce que Marcelo/Mendonça sont.

Copyright Victor Juca

 

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