Bong Joon-Ho – Mother (archives)

Mother, le nouveau film du réalisateur coréen Bong Joon-Ho, s’inscrit dans la filiation et les thématiques de ses deux précédents films, Memories of Murder et The Host. On y retrouve ainsi nombre de récurrences, cette idée d’un cinéma ancré dans un réel presque plat, ces intrigues filmés avec style (et quel style!) mais au plus près, ce « rien » qui est pourtant le terreau de l’extra-ordinaire (l’éruption de la violence, la barbarie, le meurtre) qui jaillit à l’écran aussi brusquement que la créature bondissait hors du fleuve dans The Host. Sur un scénario finalement classique (persuadée que son fils a été injustement accusé d’un crime, une mère s’acharne à prouver son innocence avec pour seules armes sa folle énergie et sa conviction, son intuition) le réalisateur tisse une fois de plus un canevas de premier choix qui, s’il creuse en partie le même sillon thématique que les précédents, en singularise toutefois le propos.

Que fait Bong Joon-Ho finalement film après film si ce n’est de nous montrer un monde (une Corée) qui grandit trop vite ? Ces gens ordinaires évoluant tant bien que mal au sein d’intrigues et d’événements qui les dépassent, ces gens ayant encore bien plus à voir avec la superstition (sous toutes ses formes) que la science, le progrès. Cette science qui accélère ici l’enquête initiale (alors qu’elle la ralentissait un moment dans Memories of Murder, progrès oblige), cette science qui fonde la culpabilité sans le moindre doute, cette science qui rend presque paresseux, cette science à laquelle le personnage de la mère s’oppose de toute sa rage, de toute son intuition. On peut repenser ici à cette famille bancale (un père falot, une sœur, un grand-père) qui traque la créature de The Host pour retrouver l’enfant alors que tout un gouvernement (voire deux, avec l’ombre des États-Unis derrière) en fait de même sans réussite, cette mère ici qui toise tout un village ainsi que la justice pour prouver l’innocence de son enfant (les enfants d’ailleurs morflent pas mal dans le cinéma de Joon-Ho), innocence qui va de soi et dont l’évidence bafouée peut éventuellement rendre (ou exacerber?) folle.

Cette antagonisme se fait jour également à travers nombre de figures, ainsi celle de l’idiot du village, malmené dans chacun des films (même thématique de témoin/suspect que dans Memories of Murder) mais partie intégrante de la communauté, une figure plutôt ancrée dans le passé , l’histoire que dans une prétendue société moderne. Cette ville d’ailleurs, proche là-aussi des faubourgs de Memories of Murder, cerclée de champs et de forêts (superbement filmés), ces ruelles, ces dédales débouchant par moment sur des territoires vastes et immaculés (le terrain de golf du début, un monde lointain pourtant, si loin si proche). Ce dialogue féroce entre ville et campagne, horizontalité et verticalité, le sec et l’humide également, ce champ de blés de la scène d’ouverture aussitôt collée à des épis de blés taillés à la machette par la mère sitôt la ville atteinte. Les enfants de cette ville, qui grandissent ensemble et dont certains deviennent plus tard policiers, pareils à ceux qu’ils arrêtent, une sorte de promiscuité presque consanguine, une vie de village en quelque sorte (une ville moyenne ici). Des policiers dépassés par le moindre crime, maladroits, cet inspecteur rudoyé et sermonné par la mère comme s’il avait fait une bêtise alors qu’il arrête le fils par exemple.

Il en va de même pour les personnages principaux de tous les films de Joon-Ho, qu’ils soient policiers ou pas, cette mère par exemple qui est seule, sans le début d’un fait ou d’une preuve qui viendrait étayer sa certitude de l’innocence de son fils, cette mère qui va ainsi enquêter, fil narratif du film, allant et venant au gré des turpitudes, comme la caméra va et vient comme perdue dans les ruelles du village le soir du crime, sans voir donc à plus de 10m devant soi, l’instinct et la force de la certitude contre la raison, du moins la raison au service de cet instinct.

Il faut aussi parler de ces conduits, ces couloirs, ces trouées de noir dans lesquelles tout se passe, ce qu’on voudrait voir mais que l’on ne fait que deviner, la vérité telle qu’elle est et dont on ne fait pourtant que s’approcher, ratant de peu de la saisir à pleines mains comme dans les scènes finales de The Host ou plus encore ces deux silhouettes de policiers de Memories of Murder, s’approchant au plus près de la fin d’un tunnel et de la lumière éclatante de la vérité sans pouvoir franchir ce dernier rubicond. On pense à Moïse qui ne pourra que regarder la terre promise sans pouvoir y poser le pied, une métaphore qui éclaire la notion d’intrigue chez Joon-Ho.

Il est impossible également de ne pas évoquer la question de la mémoire. Se rappeler ou pas de ce qu’on a vu, de ce qu’on a fait, voilà toute la question pour le fils accusé de meurtre, comme elle l’était pour le premier suspect de Memories of Murder. Les scènes mère/fils autour de cette question du souvenir sont parmi les plus fortes du film, d’autant que si elles font jaillir (tiens tiens) quelques souvenirs ce n’est pas forcément ceux attendus et elles emmènent ainsi le film dans une sorte de mise en abime qui n’est pas la moindre qualité du scénario, peu original dans sa trame.

Film évoquant la mémoire collective passé coréenne (Memories of murder) à travers une enquête policière ou film évoquant la société coréenne actuelle (The host) à travers la recherche d’une enfant enlevée par un monstre surgissant du grand fleuve), Joon-Ho a toujours évoqué un inconscient (ou une conscience) coréen, inconscient que l’on retrouve ici à travers le choix de l’actrice Kim Hye-ja, actrice assez impressionnante de près de 70 ans (elle en parait 10 de moins) et qui a traversé les décennies passées en tant qu’actrice de séries très populaires au pays avec toujours des rôles de mère lisse, pétrie de bonne volonté, bienveillante, forte. La voir ainsi à l’écran portée par une rage presque meurtrière, aux confins de la folie, de l’étouffement (les nombreux plans où elle s’occupe jusqu’à la maniaquerie de son enfant de 27 ans attardé mental) et de la violence doit faire grand effet pour le public coréen, plus encore que pour nous autres.

Pour le reste Joon-Ho creuse ici la question de la psyché bien plus qu’il ne palpe le pouls d’un pays, même s’il se révèle là-aussi un implacable médecin-légiste du fait, de cette réalité qu’il n’a de cesse de transcender. La figure de la mère était absente des films précédents, quoique les instincts (tiens tiens) maternels du monstre de The Host étaient manifestes, elle est ici au-cœur du propos. C’est au contraire toute la famille qui disparaît ici puisque, tout autant sinon plus d’ailleurs que cette figure de la mère, ce sont les relations entre celle-ci et son fils et elles-seules qui sont ici disséquées, creusées, révélées. Cette cartographie d’une mère et de ses relations filiales trouve son prolongement dans ces territoires, naturels ou urbains, ces paysages vastes ou au contraire confinés, ces angles larges ou bien obtus, ce soleil sans chaleur ou cette pluie gluante. On ne peut trop développer sous peine de casser le plaisir de la découverte de l’intrigue et surtout de sa « résolution ».

Mother est une plein réussite, on y retrouve en plus de l’univers décrit plus-haut et propre au cinéaste quelques effluves plaisantes. Ainsi cette idée du vase-clos géographique, de ce corpus nature/ville, de ces personnages englués dans cette ville et de cette nature propice à la superstition fait penser par moment au Twin Peaks de Lynch (on s’abstiendra de citer un autre fait, important, sous peine là-aussi de briser la surprise). Ainsi cette idée développée plus-haut également du témoin/suspect et de la tentative pour se souvenir d’une image, d’une brève image qu’on sait vitale à la résolution de l’intrigue rappelle, en un plan, le Profondo Rosso d’Argento. Mother confirme en tous les cas le talent éclatant de Joon-Ho, son aptitude à créer des atmosphères proches du sublime avec trois fois rien (une maison aux limites de la ville et des champs, un passage obscure entre deux maisons, un terrain de golf, une chaussure prise dans la boue) comme à développer une intrigue dense et questionnante à partir d’une trame quasi-éculée. Mother plonge au sein d’un cœur malade, celui d’une mère, davantage du côté spéléologique que du plongeoir de 10m, une lente exploration de coins, de recoins pour la plupart soumis à l’obscurité depuis un temps infini, Mother n’est pas plus réussi que Memories of Murder ou The Host, il prolonge simplement une filmographie parmi les plus fortes du moment.

 

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