Top of the lake (USA, Australie, 2013) de Jane Campion, Gerard Lee (Arte)
Nous ne sommes pas prêts d’oublier le visage de Tui, la gamine portée disparue, figure centrale de Top of The lake, la dernière œuvre de Jane Campion. Dans le rire, la colère, le mutisme ou les pleurs, elle respire à peu près toutes les expressions contradictoires des débuts de l’adolescence, et traduit à elle seule les ramifications et les contrastes émotionnels de la série elle-même. L’argument de Top of the lake est sombre, perturbant. Dans une petite ville de Nouvelle Zélande en bordure d’un lac de montagne, on retrouve Tui, douze ans, à moitié immergée dans l’eau : elle a été violée, elle est enceinte. Robin, une jeune inspectrice spécialiste de la protection de l’enfance revient dans sa ville natale pour enquêter, avant que la jeune fille ne s’évanouisse. A-t-elle été enlevée ? Est-elle morte ? A-t-elle fugué ? Commence alors une quête qui ne va pas tarder à raviver les propres blessures de Robin et la replonger dans de lourds secrets. D’emblée, Campion installe un climat nourri à la fois de social et d’étrangeté. Ce décor mystérieux, avec le glissement vers un univers autre, presque occulte, n’est pas sans rappeler le Twin Peaks de Lynch, mais Campion se garde bien de plonger totalement dans le rêve, suspendue au destin bien réel de ses personnages, à leurs tourments, à leurs obsessions.
En 2009, Bright Star nous avait empli de son intense beauté et nous commencions à nous impatienter du silence de Jane Campion. Avec Top of the lake la cinéaste travaille donc à nouveau pour la télé, qu’elle n’avait pas réabordée depuis plus de vingt ans, (Two Friends en 1987, et la série Dancing Daze). Co-réalisée avec Garth Davis et co-crée par Gérard Lee, Top of the lake est tellement à la hauteur des attentes que l’on regrette de ne pas avoir la possibilité de le voir en salles. En totale harmonie avec le reste de sa filmographie, il ne procède pas autrement qu’avec les longs métrages de la réalisatrice. A nouveau, Campion s’attache à une femme dont l’énergie de vie le dispute aux fissures qu’elle renferme. Fragilité et électricité. Dès les premières images Robin apparaît plus que jamais comme une héroïne campionesque.
Comme Ada dans The Piano, Frannie dans In the Cut, ou Fanny dans Bright Star, Robin (impressionnante Elisabeth Moss) constitue un nouveau fragment de cette même héroïne rassemblant toutes les perspectives en un même visage, incarnation de la femme au sein du monde, son rapport à son moi et à son corps, à sa sexualité, sa liberté. Comme c’était déjà le cas dans In The Cut, Campion se sert du schéma policier comme d’un prétexte, un révélateur des caractères, des complexités psychologiques, sans pour autant éluder des situations parfois extrêmement tendues ou dérangeantes. Et d’utiliser la multiplicité des personnages spécifique aux séries pour esquisser d’autres figures féminines fascinantes, comme autant d’héroïnes potentielles : de la fabuleuse GJ, cette femme gourou, mystique, presque surnaturelle, aussi belle qu’une vieille indienne, à la petite fille, en passant par toutes les habitantes de la communauté qui ont fui le monde, les hommes, la peur, chacune pourrait faire l’objet d’une autre histoire à raconter, singulière, à l’instar du générique de Portrait de Femme, et de tous ces visages semblant porter en elle leur force et leur histoire. On rêve de voir un film intégralement consacré au paradise cette communauté de femme protégées des hommes, entre hippies et mysticisme, plus excentriques que folles, mais marginalisées, protégées du monde et surtout du monde des hommes.
Si Jane Campion ne néglige pas les effets de suspense à la fin de chaque épisode, elle ne se plie pas pour autant aux règles de la série. Elle ménage les zones d’ombre, préférant user du temps qui lui est imparti pour installer une atmosphère contemplative où les heures s’écoulent goutte à goutte. Elle regarde les personnages évoluer, s’évertuer à vivre ou survivre et suit Robin dans son apprentissage, sa quête. Aussi Top of the lake s’affirme comme le récit initiatique de son protagoniste principal dans lequel d’autres cheminements individuels – dont celui de Tui – viennent se refléter.
Dans Top of the lake, il y a ce bleu qui domine, ce bleu doux contrastant avec la fureur de l’intrigue, comme ces mauves et ces teintes florales capables de rendre à la poésie les deux héros de Bright Star. On pense parfois à l’australien Peter Weir dans ce rapport à l’élément qui, s’il ne semble pas protecteur, demeure le lieu d’accueil de ses créatures. Top of the lake est ce mélange de contemplation et de sordide, de sauvagerie humaine et de vision d’une nature infinie et impassible, mais dans lesquels les hommes finissent malgré tout par se recueillir. Happés par leur destin, ils demeurent attirés par la beauté de l’onde, beauté de l’ombre, venant s’apaiser, s’arrêter, enfin, se reposer.
Pour pallier à une réalité trop crue Top of the lake se laisse entrainer vers les trouées imaginaires, celles qui permettent aux enfants et à tous les innocents d’accepter les épreuves de la vie grâce à la seule puissance de leurs yeux, comme si malgré le viol, malgré la violence, malgré la bêtise, il restait toujours cette capacité à capter cette sérénité qui ne fait que nous guetter. Voilà pourquoi sous des dehors extrêmement sombres et une vision de la réalité – et d’un monde d’hommes – pessimiste, le film de Campion ne cesse d’ouvrir ses portes, ses horizons gracieux par particules disséminées : sourires d’enfants, discussions autour d’un feu, émotion de cette douce folie communautaire, arrêt devant l’onde bleu clair apaisée. Au sommet du lac, le bonheur est encore possible ; tout le cinéma précieux de Jane Campion est là, dans cette croyance en la capacité de modifier le monde par un simple changement de regard. (O.R)
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Très beau transfert, mais les bonus ne nous en apprendront pas beaucoup : un making off comme beaucoup d’autres et deux courts interviews d’Elizabeth Moss et Holly Hunter.
The prisoner (GB, 1967) de Patrick McGoohan (TF1 vidéo)
Il fut un temps où les séries-cultes étaient vraiment cultes. Faute de chaînes spécialisées, on les retrouvait au hasard des programmations (pas toujours dans le bon ordre), avec des écarts importants entre chaque diffusion. Dans l’intervalle, on devait faire avec ses souvenirs, quelques images, ou avec la mémoire d’amis, parents ou proches plus âgés. De fait, j’ai d’abord connu Le Prisonnier au détour de phrases étranges prononcées par ma grande sœur ou mes cousins, à l’époque de sa quatrième diffusion française de 1977. Il y avait quelque chose d’angoissant dans leur manière d’en parler, de profondément inhabituel : un mélange d’admiration et de crainte, comme si la série était, plutôt qu’un divertissement, une espèce de rituel secret dont les tenants et aboutissants échappaient totalement à l’entendement d’un enfant. Je ne comprenais rien à ces histoires de saluts, de badges, de numéros, et de ballons (d’ailleurs, le jour où j’ai enfin pu un bout d’épisode, j’ai pensé que ce fameux ballon était le siège si particulier du Numéro 2).
En 1988, à sa première diffusion sur M6, la fascination que cette série exerçait sur moi n’avait pas fléchi ; je l’évoquais toujours comme cette chose bizarre et invisible (même si, en réalité, elle avait été rediffusée entre temps), une sorte d’Orange Mécanique télévisuel. Mais à l’inverse de beaucoup de séries mythiques dont le visionnage a posteriori, sans la naïveté de l’enfance, s’accompagnait d’un certain ennui, Le Prisonnier s’est révélé à la hauteur de son fantasme. Ces images, que j’avais peur de trouver moins fortes que l’idée que j’en avais, allaient cimenter mon imaginaire pour le restant de mes jours.
Le Prisonnier n’est pas une série que l’on regarde ; c’est une série que l’on rêve.
Bien sûr, elle comporte un argument (un ex-agent secret qui se réveille, un beau matin, dans un village coupé du reste du monde, où des individus vont tout faire pour lui arracher le secret de sa démission), un générique… Mais c’est, avant tout, un monde, où l’on tombe comme Alice dans son trou. Bien d’autres séries déploient leur univers propre, naturellement. Mais derrière le décor, il y a toujours la réalité. Le Prisonnier, dans son ensemble, est à l’image de cette séquence où, sous le masque du N°6, il y a encore le N°6 ; on peut pousser les caméras, abattre les murs, rien n’y fera : derrière Le Prisonnier, il y a toujours Le Prisonnier.
Depuis, la télévision a connu de véritables chefs-d’œuvre, bien sûr, mais jamais plus elle n’a engendré un objet aussi conceptuel, aussi détaché de toutes les conventions, aussi libre, aussi fou.
Et rien ne laisse penser que cela puisse changer un jour.
A Alain Carrazé dont le livre sur Le Prisonnier est sans doute celui dont, de toute ma vie, j’ai le plus ardemment attendu la sortie. (E.S)
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C’est bien simple, avec cette restauration, ce transfert incroyable plein de couleurs qui éclatent, on est littéralement avalé, aspiré dans l’univers du Prisonnier. De l’esthétique pop en veux-tu en voilà, qui laisse dans un état proche de la transe. Quant aux suppléments, ils sont à l’unisson, une foule de docs dont celui de plus d’une heure et demie sur les coulisses de la série, d’entretiens (McGohan, entre autres), le montage alternatif de l’épisode 1, les bandes annonces originales de chaque épisode… Le numéro 6 ne pouvait rêver d’une meilleure prison.
Furie (USA,1976) de Brian de Palma – Carlotta
Furie n’est pas le Brian de Palma à avoir la meilleure réputation. Quelle idée, immédiatement après
Carrie, de se replonger dans une intrigue à base de télékinésie ! Peter Sandza est à la recherche de son fils Robin, enlevé par son diabolique ami Ben Childress pour le compte d’une mystérieuse agence gouvernementale voulant utiliser ses pouvoirs paranormaux à des fins politiques. Lors de cette quête éperdue son chemin croisera celui de Gillian, une jeune femme tout aussi douée pour faire déplacer les objets par la pensée… De Palma reprenant Amy Irving, qui incarnait la protagoniste survivante de l’adaptation de Stephen King, comme pour reprendre le flambeau … à moins que ce soit dans des similitudes apparentes que De Palma affirme justement son plaisir du simulacre, offrant dans son ton comme dans sa forme, le miroir en négatif de son prédécesseur.
Furie s’amuse avec les attentes, livrant une œuvre du faux-semblant, à l’image de son casting, solidement échafaudé autour de Kirk Douglas ; mais le temps de Spartacus, du Reptile, ou de L’arrangement est bien loin et c’est une star vieillissante et en perte de vitesse qui transparaît à l’écran. Kirk Douglas sort d’Holocaust 2000 et s’apprête à tourner Saturn 3 et Nimitz. Il n’a plus la prestance d’antan et fragilise la figure héroïque. Il constitue un héros, un père, un homme, un acteur au corps fatigué s’évadant tant bien que mal d’une fenêtre, s’essouflant lorsqu’il court un utilisant des subterfuges de déguisement pour ne pas être reconnu. Rarement le visage de Douglas n’aura paru aussi douloureux du début jusqu’à la fin que dans Furie. Et pour lui donner la réplique, le méchant John Cassavetes semble opérer une variation de celui de Rosemary’s Baby passant graduellement de la servilité à l’incarnation maléfique. L’allégorie manichéenne de l’antinomie Robin / Gillian, l’un employant son don de manière néfaste et maléfique, l’autre tentant de l’apprivoiser vers le bien anticipe de façon frappante le duo des frères ennemis du Scanners de Cronenberg. De Palma ne cesse d’ailleurs d’entretenir ce jeu sur une dualité toujours explosive, qu’il s’agisse du rapport père/fils, des relations de Robin avec son médecin-maitresse qui passent littéralement de la détérioration au massacre – ou de l’amitié bafouée entre Peter et Ben.
Là où Carrie jouait la carte de la tragédie intime déchirante, du don comme le signe d’une fissure et de cette figure du monstre désespérée, Furie se lance dans le divertissement surnaturel grand public en apparence plus évident, entremêlant pêle-mêle thriller parapsychologique mâtiné d’espionnage et drame psychologique freudien. De Palma joue avec les codes et les stéréotypes, plongeant à la fois dans une atmosphère de complot politique, de coups de théâtre qui n’en sont pas, de trahison d’amitié et d’expériences scientifiques douteuses avec des cobayes, illustrant une fois de plus le « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Furie ne brille pas par sa subtilité psychologique ou l’originalité de ses situations et obéit avant tout aux conventions du thriller avec enquête, fausses pistes et effets de surprise. Il paraît curieusement sage dans sa forme qui rappelle bon nombre de polars de la même période. Comparé à d’autres œuvres antérieures De Palma innove peu (quelques minutes de Sisters sont autrement plus audacieuses), mais ça n’est que pour mieux ménager quelques séquences particulièrement impressionnantes qui portent indéniablement sa patte : les très beaux moments de télékinésie lui donnant l’occasion d’expérimenter sa mise en scène et son montage, de multiplier les jump cuts hitchcockiens et d’intensifier le climax. On retiendra parmi les splendides moments de palmesques l’évasion de Gillian filmée au ralenti, débouchant sur une issue particulièrement dramatique et anticipant la fin de Blow Out. Furie semble parfois intégralement assemblé autour de ces quelques scènes anthologiques et dont la dernière constitue l’acmé.
Comme pour Carrie, Gillian est désignée rapidement par sa différence mais curieusement, elle parvient mieux à s’intégrer au groupe et se défend mieux à l’intérieur du cercle collectif. Si Carrie déchainait ses pouvoirs dans des directions vengeresses, le don est une véritable douleur pour Gillian, qui ne le maitrise pas et souffre de faire du mal autour d’elle, de la peur que ses émotions deviennent meurtrières. C’est l’occasion pour De Palma d’offrir une très belle illustration des tourments de l’adolescence, cette confrontation incessante entre une innocente douceur et la violence qui se déclare souvent de façon inattendue. En adepte du trompe l’œil, De Palma voile sa beauté derrière ses artifices à travers le portrait d’une jeunesse perdue, dans lequel il peaufine les thèmes de l’exclusion et de la différence. Le regard surnaturel de Gillian comme de Robin porte en lui beaucoup de tristesse. Amy Irving, sorte de pendant mélancolique au regard halluciné de Sissy Spacek dans Carrie, imprègne le film de ses yeux troublés et clairs. Et Furie de se draper d’une amertume croissante, qui s’insinue entre les interstices des clichés. Furie trahit cet étrange chagrin de manière inattendue, lorsqu’il vire au mélodrame, traduisant l’impossible réconciliation entre un père et son fils, désunis jusque dans la mort. (O.R)
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Carlotta nous propose une édition magnifique qui rend parfaitement justice au film de De Palma. D’abord, le transfert, irréprochable retranscrit très fidèlement la photo de Richard H. Kline dans tout son réalisme parfois « terne », y compris dans les scènes les plus sombres. Les bonus sont à la fois nombreux, variés et passionnants, en commençant par la présentation de Samuel Blumenfeld qui replace Furie dans son contexte, et évoque toute la dimension autobiographique de ce film, jolie manière de lancer le spectateur vers une autre lecture qu’un banal film de genre. Suivent plusieurs entretien dont un avec Richard H. Kline, un autre avec Fiona Lewis évoquant sa mort sanglante, ainsi que des minis interventions d’époque de De Palma, Amy Irving, Frank Yablans, Carrie Snodgress. Sam Irvin revient sur son aventure de fan de De Palma invité sur le tournage de Furie et sur lequel il put tenir un journal pour le magazine CineFantastique. Il réalise en 1984, le sympathique court métrage « Double Negative » , totalement sous influence, avec l’apparition de palmesque de William Finley, ultime supplément de cette indispensable édition.
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