Sam Peckinpah – « Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia » (« Bring Me the Head of Alfredo Garcia ») (1974)

La première moitié de la décennie 70 s’impose irréfutablement comme la période la plus faste de la carrière de Sam Peckinpah. Après avoir bouleversé les codes du western américain avec le sanglant La Horde sauvage en 1969, il enchaîne, entre 70 et 73, pas moins de cinq films : Un nommé Cable Hogue, Les Chiens de paille, Junior Bonner, Guet-apens, Pat Garrett et Billy le Kid. La post-production houleuse de ce dernier projet, à l’occasion de laquelle le studio l’évinça littéralement lors de la phase de montage, finit d’écœurer le cinéaste de l’industrie hollywoodienne (et des États-Unis de manière plus générale), en plus de le faire sombrer plus encore dans ses addictions à l’alcool et à la cocaïne. Expatrié au Mexique, il s’attelle à ce qui demeurera le seul long-métrage pour lequel il obtint le final cut, et ce grâce à l’aide précieuse de son producteur Martin Baum, qu’il retrouvera l’année suivante pour Tueur d’élite, le culte Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia. Le scénario, signé par Gordon T. Dawson et le metteur en scène lui-même, d’après une histoire originale coécrite avec Frank Kowalski, prend place dans son pays d’adoption où El Jefe, un riche et puissant propriétaire foncier, offre une récompense d’un million de pesos à qui lui rapportera la tête de l’homme ayant mis sa fille Theresa enceinte. Tous les tueurs alentours se mettent alors en chasse du séducteur qui répond au nom d’Alfredo Garcia, parmi eux, Bennie, un banal pianiste de bar. Opus majeur de son auteur, le polar, pourtant reçu tièdement à sa sortie, a depuis été grandement reconsidéré à sa juste valeur. Après sa reprise en salles en 2017, sa ressortie en combo Blu-Ray / DVD chez BQHL est donc l’occasion parfaite de revenir sur cette série B nerveuse et désenchantée, considérée par beaucoup comme l’ultime chef-d’œuvre de Peckinpah.

© 1974 Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. All Rights Reserved.

Il est un parallèle aisé à dresser entre le cinéaste exilé et son héros, venu lui aussi chercher une existence meilleure par-delà les frontières du Texas. Dans La Horde sauvage, le pays de Zapata représentait déun havre de paix idyllique pour les membres du gang qui y vivaient leurs derniers instants de quiétude avant le massacre final. Bennie, loser vivant de petits boulots, lassé de sa vie états-unienne, est en quête dun ailleurs idéalisé. Ici, cest loin de limage dÉpinal que Sam Peckinpah inscrit son film, dont le casting est quasiment entièrement composé dacteurs locaux. Les touristes américains avides de stéréotypes sont moqués, arnaqués par le protagoniste qui leur chante en boucle Guantanamera, ou au détour dune séquence à la drôlerie inattendue, lorsque le passage dun bus bondé suspend une fusillade sur un chemin de campagne. Le réalisateur injecte beaucoup de son propre désespoir dans son protagoniste. Warren Oates, à laffiche de Dillinger et La Balade sauvage la même année, confessa même avoir copié le look du metteur en scène quil côtoya à de nombreuses reprises, allant jusqu’à lui emprunter ses lunettes de soleil, que le personnage, à linstar de son modèle, ne retire quasiment jamais. Tout comme Peckinpah, qui fut envoyé sur le front chinois dans le corps des Marines en 1943, ce dernier a fait la guerre. Une expérience traumatisante pour celui qui est considéré comme un « brave gringo » nayant pas sa place dans la rudesse du monde militaire. Plus encore, son statut de mercenaire qui accepte un coup risqué contre une poignée de dollars de la part dun système mafieux défini comme une véritable entreprise criminelle (les tueurs se voient attribuer des numéros), renvoie à un autoportrait de l’auteur de Major Dundee qui se dépeint ici comme étant à la solde de commanditaires hollywoodiens sans foi ni loi. Cest même l’entièreté de la culture et de la politique américaines qui se retrouvent alors raillés au travers dune caricature de Richard Nixon sur un billet de banque, ou du visage du président en couverture de Time Magazine que lit religieusement un gangster en pleine séance de pédicure. Rageur et désabusé, déçu par sa propre patrie, il ne peut que laisser exploser sa colère au sein un long-métrage sur lequel il a enfin la mainmise.

© 1974 Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. All Rights Reserved.

Pour qui a encore en tête le plan douverture de La Horde sauvage, et ses enfants cruels en train de torturer un scorpion, lintroduction dApportez-moi la tête dAlfredo Garcia peut sembler surprenante. Une jeune fille enceinte se délasse, les pieds dans leau dun lac au cœur d’un décor bucolique. Sorte de trompe l’œil intemporel qui fait mine dinscrire le récit dans le genre du western (hommes de main au Stetson compris), cette poignée de secondes se retrouve rapidement mises à mal par le départ des tueurs à gages, à cheval certes, mais également en voiture et en avion. Le film de cow-boy promis se modernise brutalement. Les années 70, la gueule de bois du flower power (en témoigne lapparition de Kris Kristofferson en hippie violeur, métaphore de lhypocrisie peace and love), la présidence de Nixon, voilà pour les marqueurs dune ère que Sam Peckinpah traite avec la même sauvagerie que le Far West. On y flingue au ralenti (encore une fois le cinéaste sintéresse moins par ce procédé à la violence en elle-même, qu’à ses conséquences sur les corps), on y gifle des prostituées trop entreprenantes, on y tire sur des cadavres « parce que ça fait un bien fou »… Labsurdité de lexistence frappe au hasard (Alfredo Garcia est mort dans un banal accident, à mille lieues de laura quasi légendaire qui lentoure) et les femmes sont les premières à subir la cruauté des hommes. Ainsi linnocente Theresa accepte son sort, se pose en véritable martyr, humiliée et torturée pour avoir aimé son amant. Elita (interprétée par la Mexicaine Isela Vega), elle, se résigne à suivre Bennie jusquau bout, à accepter les agressions sexuelles des assaillants (dans une séquence qui renvoie immanquablement aux Chiens de paille), faisant mine d’entrer dans le jeu de séduction de ceux quils croisent pour permettre au protagoniste de continuer sa mission. Lhumanité est une nouvelle fois présentée sous son jour le plus sombre. Une déliquescence morale qui n’épargne rien ni personne, pas même le spectateur qui se voit menacé dune arme lors du plan final, où un canon de revolver est pointé sur l’objectif. Pourtant, loin du nihilisme de façade où rien ne semble sacré, les actions des personnages ne restent pas sans conséquence et lirréparable commis (profaner une tombe et un corps) les condamnent irrémédiablement au pire.

© 1974 Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. All Rights Reserved.

Le long-métrage à l’atmosphère poisseuse (en partie grâce au travail du chef opérateur Álex Phillips Jr., à la photo sur La Loi de Murphy ou La Chèvre) repose, à y regarder de plus près, sur un canevas de tragédie antique. C’est le poids des traditions ancestrales et lomniprésence de la religion qui condamnent Theresa à la disgrâce. Son père (interprété par Emilio Fernandez, Mapache dans La Horde sauvage), banal mafieux local, simpose comme un roi shakespearien forcer de jeter en pâture celui quil considérait jusqualors comme son fils. Laventure de Bennie quant à elle, se change en drame existentiel, hommage à lun des films favoris de Peckinpah, Le Trésor de la Sierra Madre de John Huston, dont celui-ci dit s’être ouvertement inspiré. Le road movie typique des 70s se mue en odyssée mythologique où les morts (figure primordiale du folklore mexicain) côtoient les vivants et où le destin se matérialise sous la forme de deux tueurs à bord dune Chevrolet, Némésis lancée aux trousses du protagoniste. Alfredo Garcia devient ainsi un double du pianiste, un reflet morbide, un doppelgänger en somme. Son portrait, distribué à tous les assassins, révèle dailleurs une certaine similarité physique entre les deux hommes. Tous deux ont arpenté les mêmes lieux, fréquenté les mêmes personnes, couché avec la même femme, in fine, « lerreur » commise par Alfredo aurait pu être celle de Bennie. Symboliquement cest la tête de Garcia qui devient le seul compagnon de voyage du héros après que ce dernier soit revenu des enfers dans une séquence aussi bouleversante que glaçante qui fait basculer le tout dans une approche quasi fantastique. Dès lors, le pianiste se retrouve entouré par les défunts, qui lui parlent, lui chantent des chansons, l’épaulent dans son aventure. Il nappartient plus à notre monde, il a basculé, poursuivant inlassablement sa mission devenue quête vengeresse.

© 1974 Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. All Rights Reserved.

Sous ses allures de polar noir, Apportez-moi la tête dAlfredo Garcia conserve en lui une dimension foncièrement romantique. Cest une histoire damour, probablement sincère et profonde, qui est au départ de l’anathème jeté sur le jeune homme et cest également de vrais sentiments qui semblent unir deux des tueurs à gages (campés par Robert Webber et Gig Young), bien que leur homosexualité ne soit pas clairement explicitée. Plus encore, la relation quentretiennent Elita et Bennie demeure le cœur émotionnel du récit autant que son nœud gordien. La femme, devient sa conscience, tentant vainement de le dissuader de poursuivre sa folle opération. Tous deux sont des marginaux, sans cesse renvoyés à leur statut de laissés-pour-compte, donnant lieu à la plus touchante scène du film lorsque le héros découvre celle quil aime pleurant sous la douche après avoir été une nouvelle fois humiliée publiquement. Un couple atypique, loin des jeunes premiers ou des stars glamours que furent Steve McQueen et Ali MacGraw dans Guet-apens, des individus banals, des losers profondément humains. Peckinpah filme leurs moments de complicité, pour certains probablement en partie improvisés, comme des instantanés triviaux, dénués de toute mièvrerie (amusant gag au sujet de morpions) qui occupent la majorité de la première moitié du long-métrage. Des passages lumineux, seules touches d’espoir au sein de la noirceur ambiante, avant que tout ne bascule irrémédiablement. Le long-métrage se scinde alors en deux parties dont la première, sensuelle, serait portée par une réelle pulsion de vie (bien que Bennie semble fuir la main tendue par Elita, obnubilé par sa soif matérialiste), la seconde prenant la forme dune violente balade funèbre, où les fantômes ont remplacé les êtres de chair et de sang. En découle une mélancolie, véritable leitmotiv de l’œuvre du cinéaste qui n’affectionne rien tant que mettre en scène des personnages dans un entre-deux, plus vraiment vivants mais pas encore totalement morts, errant dans les limbes dun monde déshumanisé et amoral. En cela, Bring Me the Head of Alfredo Garcia en est lun des joyaux incontestables.

Bonus :

Présentation du film par le journaliste Rafik Djoumi (34′)
Le film préféré de Sam Peckinpah, documentaire autour du film en VO sous-titrée (56’’)
Entretien avec Katy Haber en VO sous-titrée (15’’)
Les affiches du film (6’’)

Disponible en DVD et combo Blu-Ray / DVD chez BQHL. 

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A propos de Jean-François DICKELI

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