Sam Peckinpah – « Tueur d’élite » (1975)

Après le succès de Guet-Apens en 1972, Sam Peckinpah va connaître davantage de tourments sur ses projets suivants, Pat Garrett et Billy The Kid (1973) et Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia (1974). Sur le premier, en conséquence d’un tournage chaotique pour une multitudes de raisons (alcoolisme du cinéaste, vives tensions avec le président de la MGM, tempêtes, épidémies de grippe, retards et dépassement de budget…), il est privé de son final cut (comme sur Major Dundee dix ans auparavant). Échec commercial et critique, le film, grâce à la sortie tardive (1988) de son montage originel, deviendra culte a posteriori. Quant au second, le diagnostic est différent, Peckinpah ne doit souffrir d’aucune coupe imposée par sa production et peut proposer sa version en salles, mais il doit encaisser un nouveau rejet de la part des spectateurs et de la profession. À cinquante ans, le réalisateur est persona non grata à Hollywood, qui le considère ingérable. Alors qu’il vient de renoncer à The Insurance Company pour le compte de la 20th Century Fox, il est approché par Martin Baum et Helmut Dantine, avec qui il vient de travailler sur Alfredo Garcia. À une stricte condition toutefois, qui sera acceptée, œuvrer sous la supervision de Mike Medavoy (vice-président de United Artists), afin d’adapter Monkey in the Middle de Robert Rostand. Le script de base de Marc Norman (L’Évadé de Tom Gries) est repris par un scénariste très en vogue, Stirling Silliphant (Trente minutes de sursis, Dans la chaleur de la nuit, Les Flics ne dorment pas la nuit, L’Aventure du Poseidon, La Tour Infernale). Le casting oppose deux acteurs ayant déjà partagé l’affiche ensemble à trois reprises devant la caméra de Francis Ford Coppola (Les Gens de la pluie, Le Parrain 1 et 2), James Caan et Robert Duvall. L’interprète de Sunny Corleone exige de tourner aux Etats-unis tandis que l’intrigue du livre se déroulait en Angleterre, l’action sera donc transposée à San Francisco. En dépit du cadre rigoureux qui lui est soumis, l’auteur de La Horde Sauvage va faire en sorte de reprendre la main, notamment en modifiant le scénario au jour le jour sur le plateau pour se réapproprier tant bien que mal Tueur d’élite. Fraîchement accueilli, le film sera pourtant un succès, point essentiel lui permettant la mise en chantier de Croix de fer. Loin de figurer parmi ses longs-métrages les plus célèbres, The Killer Elite avait connu une première édition Blu-Ray par les soins de Wild Side, dix ans plus tard, c’est BQHL qui se charge de redonner du souffle et de l’écho à une réalisation oubliée. L’histoire de deux assassins redoutables, considérés parmi les meilleurs, ne ratant jamais leur coup, Mike Locken (James Cann) et George Hansen (Robert Duvall). Ils travaillent pour une organisation privée, elle-même secrètement au service de la CIA. Trahi et grièvement blessé au coude et au genou par son partenaire et ami, Hansen, Locken doit se retirer définitivement des « affaires » et mener une vie normale. Porté par une inextinguible soif de vengeance, il retrouve peu à peu toute sa force et, plus opérationnel que jamais, accepte d’assurer la protection d’un opposant chinois. Il sait qu’il se retrouvera bientôt confronté à son ancien camarade…

Copyright BQHL 2022

Coincé entre deux œuvres monstres, Tueur d’élite constitue un objet à la fois intéressant et décevant dans la carrière de Sam Peckinpah. Son entrée en matière, la pose d’une bombe et l’explosion (deux inserts d’oiseaux sur un nid « parasitent » énigmatiquement la scène) qui suit, s’avère précise, efficace et même impressionnante de maîtrise. On pense au Solitaire de Michael Mann avant l’heure, comparaison accentuée par la présence de James Caan. Cette science de l’action muette et minutieuse, sous influence melvillienne, est rapidement abandonnée au profit d’une tonalité légère orientant le film vers une autre piste inattendue, celle du buddy movie. Le cinéaste observe la complicité entre ses deux personnages principaux, à travers des blagues de différentes natures (tantôt sur la CIA, tantôt en dessous de la ceinture) et des séquences de comédie (Locken effectuant des pompes en tenue de soirée, ou tiré de son lit par son acolyte alors qu’il passe du bon temps avec une jeune femme…). Il met en exergue l’insouciance de deux individualités parvenant à mener une vie sociale presque normale tout en exerçant une profession à risques. L’incident déclencheur, la trahison soudaine et brutale, bouscule de nouveau la teneur du long-métrage et tend à ramener Peckinpah sur ses thématiques de prédilection. Enième leurre, Hansen disparaît immédiatement et durablement du récit, l’intrigue change temporairement de nature. Le réalisateur suit le calvaire physique et psychologique d’un homme de terrain désormais inapte à tenir ses fonctions. Il contemple un corps abimé et éprouvé non sans une étonnante proximité et une relative empathie, au sein d’un ensemble résolument froid. Ce premier tiers somme toute assez peu narratif, ou tout du moins en décalage avec le programme annoncé est paradoxalement celui au sein duquel l’auteur semble le plus intéressé par ce qu’il filme. S’il invoque ses motifs phares (la trahison, l’amitié virile), il s’en éloigne par la frontalité de son traitement. A contrario, lorsque que le canevas de thriller reprend le dessus sur ces (longues) parenthèses, un sentiment de distanciation imprègne le métrage, quitte à désorienter le spectateur au fur et à mesure.

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Désireux de déjouer sa commande et de ne pas se plier facilement aux figures imposées du genre qu’il investit, Sam Peckinpah œuvre souvent au détriment de l’intérêt même de sa réalisation. Une approche à double tranchant, ce que le film perd en efficacité pure vient alimenter un sous-texte critique assez personnel. Le détachement progressif vis à vis des personnages va de pair avec leurs fonctions au sein de l’organisme, celui de pions malléables que l’on achète et remplace : ils n’ont pas de valeur. La CIA et ses organisations affiliées apparaissent ainsi telles les avatars d’Hollywood et ses majors. En effet, en se montrant impitoyable à l’égard de structures utilisant les individus jusqu’à l’usure puis les rejetant et leur tournant le dos, il est permis de penser au propre parcours d’un artiste qui a permis aux studios de s’enrichir grâce à ses succès avant d’être ostracisé suite à ses échecs. Le discours à base de corruption généralisée (entre caricature et dérision mal dosées) peut se lire en creux comme l’amertume d’un homme marqué par les rejets récents et son projet avorté, bien décidé à rendre à Hollywood la monnaie de sa pièce. En somme, Tueur d’élite s’accommode d’une humeur rancunière et d’une envie d’en découdre. Le désespoir et le nihilisme sous-jacents, perceptibles dès le carton d’ouverture assurément ironique, presque absurdes et délirants, sont la résultante d’un état d’esprit désabusé, ayant depuis longtemps perdu ses illusions. Cette pulsion « autodestructrice » est aussi à mettre au crédit d’un tournage houleux, parsemé de conflits internes. Long-métrage bancal et hésitant (les tentatives d’humour déstabilisent et tombent régulièrement à plat), il souffre de la comparaison avec les réussites majeures du thriller paranoïaque seventies. Tout au mieux, il s’inscrit dans le sillage de La Théorie des Dominos, dernière réalisation intéressante et inégale d’un Stanley Kramer partiellement dépassé. Puisque nous ne sommes pas à un paradoxe près, l’impression de retard sur son époque coexiste avec une dimension, par instants, précurseur. La volonté d’aller « contre » ses films précédents et de faire du hors champ le terrain d’expression privilégié de l’action accouche d’une sensation étrange. Derrière l’enveloppe clinique et antispectaculaire, Peckinpah amorce ponctuellement, à travers les scènes de fusillades notamment, un style dont Walter Hill puis surtout Michael Mann se feront les maîtres. Géométrie des plans élaborée sur plusieurs niveaux et échelles, jeu sur la profondeur de champ, mélange d’épure et de lyrisme, de minimalisme et de débordements (l’usage des ralentis). La présence à l’image du chef opérateur Philip H. Lathrop, bientôt aux affaires sur Driver n’est certainement pas étrangère à cette impression. En contrepartie, le réalisateur se montre plus en peine et moins en maîtrise lorsqu’il s’agit d’inclure des combats de kung-fu, comme pris au dépourvu face à un mariage improbable et imposé. Parenthèse factuellement décisive dans la carrière de son cinéaste, The Killer Elite, s’adresse davantage aux inconditionnels qu’aux néophytes. Pour le meilleur et pour le pire, il porte assurément l’empreinte d’un Peckinpah en résistance, acceptant les concessions afin de mieux les tordre et les anéantir à l’excès. Avis aux adeptes de la politique des auteurs. Le digipack proposé par BQHL contient un Blu-Ray, un DVD de bonus (sur lequel on retrouve une présentation de Rafik Djoumi) et un livret rédigé par Marc Toullec.

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A propos de Vincent Nicolet

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