Paul Schrader – « Blue Collar » (1978)

Critique (Los Angeles Free Press, Cinema) et essayiste (Transcendental Style in Film: Ozu, Bresson, Dreyer en 1972), Paul Schrader attire l’attention en tant que scénariste au milieu des 70’s. Il signe d’abord en 1975, aux côtés de Robert Towne (l’auteur de Chinatown, lui aussi très en vue), d’après une histoire de Leonard Schrader (son frère ainé), le scénario de Yakuza, mis en scène par Sydney Pollack avec pour vedette Robert Mitchum. L’année suivante marque un tournant dans sa carrière, il est derrière le script de Taxi Driver, qu’il confiera avoir écrit en une dizaine de jours. Le film de Martin Scorsese rafle la Palme d’Or à Cannes, connaît un immense succès et en fait un nom incontournable. Prolifique, il enchaîne alors rapidement sur Obsession (Brian De Palma) et Rolling Thunder (John Flynn) avant de passer à la réalisation en 1978. Les cartons de Star Wars et auparavant des Dents de la mer, ainsi que l’échec de Sorcerer, ont modifié les perspectives dans l’industrie : le Nouvel Hollywood entre dans une phase crépusculaire. Schrader effectue ses débuts dans cette période de transition, entre deux décennies cinématographiquement très différentes (ultérieurement, il contribuera fortement à façonner l’esthétique 80 sur American Gigolo, puis La Féline). Son premier long-métrage, co-écrit avec son frère Leonard (sur la base d’une proposition de Sidney Glass), s’inscrit dans la continuité d’un intérêt récent du cinéma américain pour le monde ouvrier. Le documentaire Harlan County, U.S.A (Barbara Kopple), a remporté l’Oscar du meilleur documentaire en 1976 et Rocky (John G. Avildsen) celui du meilleur meilleur film (face notamment à Taxi Driver) en 1977. Blue Collar (« col bleu ») (1), aborde toutefois un univers rarement représenté sur grand-écran, le milieu syndical, si l’on excepte Sur les quais d’Elia Kazan ou au même moment F.I.S.T de Norman Jewison (écrit par Sylvester Stallone). Zeke Brown (Richard Pryor), Jerry Bartowski (Harvey Keitel) et Smokey James (Yaphet Kotto), sont trois amis, ouvriers des usines Checker à Detroit, Michigan, capitale industrielle de la fabrication automobile aux États-Unis. Ils tentent de s’opposer à l’immobilisme et à la corruption du syndicat.

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« C’est pas une usine, c’est une plantation ! » lâche excédé Zeke lors d’une réunion syndicale au cours de laquelle ses revendications ne sont pas écoutées (un poster réunissant Martin Luther King et John Fitzgerald Kennedy est visible dans la salle). Par cette réplique aux accents provocateurs, le personnages révèle une réalité partiellement palpable au cours des premières minutes que la suite du film va s’atteler à mettre en exergue. Blue Collar propose une immersion documentée dans le quotidien d’ouvriers exposés à des conditions de travail aussi épouvantables que dangereuses, qu’il leur est interdit de contester, sous peine de sanctions. Double peine, le syndicat, censé protéger les intérêts des salariés, minore leur problèmes, en plus de les exploiter à sa manière, en réclamant par exemple des volontaires pour accomplir gracieusement ses actions. L’allusion à l’esclavagisme traduit une vérité qui saute aux yeux, si la mixité est de mise au sein des cols bleus, le pouvoir (à toutes les strates hiérarchiques de l’entreprise) appartient exclusivement à des hommes blancs. La progression des droits des minorités constitue un leurre, un idéal qui a échoué à prendre forme. Très tôt, Paul Schrader dépeint une impasse. Jerry cumule deux emplois, endetté (on apprend qu’il fut impliqué dans une grève de plus de 70 jours) il n’est par exemple pas en mesure de financer l’appareil dentaire de sa fille. Il se tue à la charge pour faire vivre une famille dont il ne cesse pourtant de s’éloigner. Sa vie sociale se limite essentiellement à ses collègues Zeke et Smokey, qui ne bénéficient pas de perspectives plus reluisantes. Le premier, marié et père de trois enfants, se retrouve dans le collimateur du Fisc pour des déclarations frauduleuses, menacé de lourdes amendes par une bureaucratie cynique et déconnectée des difficultés qu’il affronte au jour le jour. La solidarité de classe et l’amitié qui en découle, donne à observer un trio principal mixte et soudé, lequel apparaît comme l’un des rares éléments positifs tangibles du long-métrage. À ce tableau résolument pessimiste, le cinéaste surprend par le ton qu’il adopte de prime abord, la chronique sociale est parsemée d’humour (chose qui est loin d’être la caractéristique principale de son cinéma). Cette relative légèreté a une durée déterminée, l’aspiration des héros à des lendemains meilleurs, précipite peu à peu le récit vers la tragédie pure.

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Las de se battre péniblement pour survivre, les trois hommes éprouvent à leurs dépens un inaccessible rêve américain. Désireux de ne plus se laisser faire, ils se retrouvent mêlés à une vaste histoire de corruption et à des enjeux face auxquels ils sont impuissants (quand bien même certaines personnes mal intentionnées leur laisseraient espérer le contraire). À l’intérieur d’un chaos grandissant, le collectif s’effrite, s’effondre tandis que l’individualisme triomphe. L’anéantissement des valeurs de solidarité permet au système (aussi défaillant soit-il) de rester en place, d’asseoir durablement son pouvoir. De même, la mixité au bas de l’échelle sociale s’avère sournoisement réfléchie, raviver au besoin les tensions raciales et les inégalités entre les individus favorise les dissensions, les affrontements. « Ils montent les vieux contre les jeunes, les noirs contre les blancs. Tout pour que chacun reste à sa place » entend-on à deux reprises. Une minorité unifiée (il est d’ailleurs intéressant de noter qu’en VO, syndicat se dit « union ») peut ainsi prospérer, exercer sa domination sur une majorité divisée. À l’image de ce panneau publicitaire indiquant fièrement le nombre de voitures fabriquées en 1977, la productivité importe plus que les conditions de production et le sort des travailleurs. Ultime signal, si besoin est, d’un pays en voie déjà avancée de déshumanisation. Résolument avec ses héros, le cinéaste cherche à comprendre leurs motivations, plutôt qu’à juger leurs choix et leurs actes. « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons. », cette citation extraite de La Règle de jeu de Jean Renoir, évoquée par Jean-Baptiste Thoret au cours de l’un des suppléments, résonne ici brutalement. Paul Schrader précis et impitoyable dans son propos, refuse le dogmatisme ou le développement de thèse partiale, préférant s’exprimer par le cinéma et les genres qu’il choisit d’emprunter. La chronique sociale bifurque ainsi vers le film de casse, puis le thriller paranoïaque (dans le sillage des Trois Jours du Condor de Sydney Pollack ou du diptyque Klute / À cause d’un assassinat d’Alan J.Pakula). À l’aise au sein des différents registres qu’il arpente, à la faveur d’une mise en scène sobre et d’une totale maîtrise narrative, il peut également compter sur un casting de haut vol. Si la présence d’Harvey Keitel, révélé cinq ans plus tôt chez Martin Scorsese, autorise un raccord inconscient entre Taxi Driver et Blue Collar, l’horizon formel est à chercher du côté de l’invisibilité feinte d’un Sidney Lumet sur Serpico. L’acteur livre une prestation intense, son charisme indéfectible quasi inné, se craquelle, laisse entrevoir ses failles et fragilités. Richard Pryor, humoriste pionnier, souvent considéré comme le précurseur d’Eddie Murphy, jouit de la partition la plus complexe. Il apporte une irrésistible gouaille à cet ambitieux déterminé mais aussi tristement lucide sur sa condition. Très en vue à la fin des années 70, Yaphet Kotto (ensuite à l’affiche d’Alien de Ridley Scott et Brubaker de Stuart Rosenberg) impose une présence cryptée, incertaine, tour à tour rassurante et inquiète.

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Paul Schrader réussit haut la main son baptême de feu en tant que réalisateur, il signe une pierre angulaire du cinéma politique américain (régulièrement cité en référence par des figures telles que Spike Lee, James Cameron ou Bruce Springsteen), toujours tristement actuelle dans nombre de ses constats. Paradoxalement, ce brillant coup d’essai, ne préfigure visuellement et thématiquement que partiellement ce que sera la suite d’une carrière de cinéaste, aussi mésestimée qu’essentielle et passionnante (jusque dans sa dimension inégale et chaotique). Point de méprise, il s’agit d’une œuvre majeure, enfin disponible dans une édition à sa hauteur. Quatre ans après avoir remis en lumière La Féline, à la faveur d’un Combo Blu-Ray/DVD agrémenté d’un livret, Elephant Films, réitère avec Blue Collar. Disponible en France pour la première fois en haut-définition, le long-métrage a droit à une restauration de qualité, accompagnée de deux solides suppléments et d’une bande-annonce. Le film par Jean-Baptiste Thoret, entretien fleuve (environ cinquante minutes) en compagnie du réalisateur de We Blew It, a notre préférence. Analyse pointue et synthétique, évoquant les points clés du parcours de Schrader avant de disséquer magistralement son travail. Il revient notamment sur l’avènement de son « style » à partir de sa troisième réalisation American Gigolo (mis sur un pied d’égalité en terme d’influence esthétique avec Le Solitaire de Michael Mann et The Warriors de Walter Hill), tout en pointant le générique de Blue Collar (au son du Hard Workin’ Man de Captain Beefheart) comme une prémisse de cette approche faussement superficielle et véritablement avant-gardiste.

(1) Expression utilisée afin de désigner des travailleurs exécutant des tâches manuelles, par opposition aux cols blancs qui représentent ceux qui exercent dans un bureau.

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