Joseph Losey – « Eve » [Version longue director’s cut]

La cité des Doges a perdu sa majesté, ses beaux atours. Déserte, spectrale, glaçante, jamais n’aura-t-elle paru aussi mortifère et peu séduisante que dans Eve (1962) de Joseph Losey. Les fêtes vénitiennes sont exsangues, soirées mondaines qui accueillent le petit monde autosatisfait du cinéma, plein de morgue et d’apparat. Tyvian Jones se félicite de lui appartenir, écrivain de passage en Italie à l’occasion d’un festival qui honore le film qui vient d’adapter son best-seller. Violent, froid, irascible, cynique, il s’apprête à épouser Francesca, son parfait négatif : une jeune femme douce, bienveillante et surtout… amoureuse. Tyvian va rencontrer Eve, une française aussi froide que lui, une courtisane moderne se définissant comme telle et multipliant les conquêtes. Hypnotisé par sa simple présence, perdant la raison, il sombre graduellement dans une obsession qui lui sera fatale.

© Powerhouse films

Le Venise d’Eva possède de nombreuses similitudes avec le Rome de La Dolce Vita (1960). Ces deux oeuvres-miroir partagent la même noirceur, le spectacle d’une insouciance désespérée, d’une exubérante légèreté, joie outrageusement visible comme un simulacre du vide. Les humains insatisfaits évoluent comme des morts-vivants, dans des mécaniques d’automates. On connaît toute la détestation de Losey pour la bourgeoisie, les castes dominantes, qui dialoguera si bien avec l’univers d’Harold Pinter. A l’instar de Fellini dans La Dolce Vita, il métamorphose la réalité prosaïque du monde et du star system en labyrinthe cauchemardesque, égarant, dès ses premières séquences, le spectateur incapable de se raccrocher à un quelconque repère moral ou temporel. Comme chez Fellini, la narration épouse l’énergie du cauchemar. Eve s’identifie à un fantasme infini et aliénant. Le temps s’est disloqué, somnambule, et le fabuleux montage de Reginald Beck – qui magnifiera aussi Le messager, Accident et quelques œuvres majeures du cinéaste – amplifie cette sensation de songe tourmenté, sautant de scène en scène, de moment en moment presque violemment, fuyant la linéarité en épousant la perception de son anti-héros, un Tyvian Jones qui d’emblée, fuit et se fuit, en contradiction permanente, ballotté par l’instinct et la pulsion tel un pantin désarticulé incapable de suivre une direction franche. Tyvian Jones n’est qu’un jouet.

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Le mouvement de descente inéluctable et vertigineux annonce en bien des aspects The Servant –réalisé deux ans plus tard – et les autres collaborations Pinter /Losey. Le cinéaste offre le spectacle d’un processus de destruction, de l’instant où il est encore être pensant social et prototype d’une caste à celui où il ne sera plus que l’ombre de lui-même, un animal rampant. Eve observe donc le cheminement d’une décrépitude vers l’annihilation de soi. Comme dans The Servant, le chaos individuel cristallise la corruption d’une société de dominants qui contamine la communication, détruit toute possibilité d’amour, de relations pures. Francesca (magnifique Virna Lisi), trop vraie, trop sincère, l’incarnation de l’innocence, sera donc sacrifiée sur l’autel de l’égoïsme et de la folie de son mari, et de l’obscénité du monde. Losey a beau régulièrement se défendre de son pessimisme, difficile de trouver une quelconque échappatoire, un rayon de lumière. Pareillement à Hugo, le serviteur de Tony dans The Servant, qui inverse lentement les rôles en devenant le maître, Eve est un ange exterminateur qui va enfermer le plus logiquement possible Tyvian dans son jeu. Elle déploie donc un espace de domination, mais au-delà d’une incarnation du Mal, représente un outil du destin, nouvelle déesse d’une nouvelle mythologie, dénonciatrice d’une imposture communautaire et individuelle. Elle pousse Tyvian à l’aveu de son imposture, lui qui s’est approprié l’œuvre de son frère et dont la gloire n’est qu’un mensonge : médiocre, incapable d’écrire, il ne pourra jamais livrer l’autre roman tant attendu. Pourtant, et c’est probablement l’un des plus puissants et déroutants partis pris de l’oeuvre, Eve n’est pas une femme fatale au sens d’une Laura ou d’une Gilda. « Ne tombe jamais amoureux de moi » répète-t-elle. Elle joue franc jeu d’emblée avec une froideur, une méchanceté affichée, loin de toute entreprise séductrice de manipulation, de machiavélisme glamour, exposant pleinement un « ça » identique à son « moi ». Tombera qui voudra bien y tomber. Ironiquement, cette Eve incite à goûter au fruit défendu en énonçant, menaçante, toutes les conséquences qu’il induit. Elle n’est pas tant la femme et la tentatrice originelle que celle qui révèle la nature primaire de l’homme. Il est impossible d’éluder l’addiction sexuelle que trahit l’attirance de Tyvian Jones pour Eve, le film étant très explicite quant à cette dimension pulsionnelle. Eve est une maîtresse, faussement offerte à l’amour face à un amant se dévêtant instinctivement en rentrant dans la chambre. Le jeu de Jeanne Moreau éblouit d’autant plus qu’il ne provoque jamais d’empathie, mais repose sur une ambiguïté contenue, à savoir un questionnement sur une douleur rentrée qui expliquerait éventuellement ses actes, et donnerait un sens, une fin à l’épouvante qu’elle suscite.

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Vampirique, elle fascine moins comme créature de la nuit que créature de l’ennui sans fond – mettant en évidence les existences mornes, grisâtres, où le brouhaha des rires n’est qu’une supercherie pour couvrir les rictus, habiller l’inanité des hommes. Une autre lecture du personnage serait aussi possible, celle d’une victoire accomplie dans le Mal d’une femme au nom de toutes les autres, contre les hommes. Victoire d’autant plus symbolique qu’Eve n’est parée de beaux habits que parce que toujours entretenue, parisienne à l’allure plutôt prolétaire. La revanche est double. Et lorsqu’elle avoue ne vouloir dépenser son argent que pour acheter des disques, cette fan de musique plus amoureuse de Billie Holiday que des hommes provoque une certaine sympathie. C’était l’œuvre dont Losey se sentait le plus proche. Il est fort probable qu’il offre, à travers son héros voguant tout comme lui dans les eaux troubles du cinéma, entraîné dans la spirale de la folie amoureuse sans frein, sans explication, aveugle, un douloureux autoportrait, cruel et sans concession.

Eve, c’est le règne du masque et du mensonge, et Venise apparaît comme une évidence symbolique pour une œuvre où l’homme est un carnaval, un simulacre. Le masque vénitien traverse le film comme un indice permanent du secret et de l’imposture – bien des années avant le Eyes Wide Shut de Kubrick qui lui fera ouvertement référence. Lors d’une déroutante soirée, un danseur noir effectue une étrange pantomime avec ce masque blanc, effleurant Tyvian, lui tendant ce substitut de visage pour mieux lui signifier sa véritable nature et la descente aux enfers qui le guette. De manière quasiment fantastique cet objet se retrouvera comme par magie dans de multiples décors. Lancés comme des acteurs dans un théâtre, tous les personnages revêtent un persona et lorsqu’ils le retirent, se découvrant enfin, ils laissent à l’adversaire l’occasion de les détruire.

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L’espace vénitien avale son personnage comme dans un tableau de De Chirico. La ville plongée dans la nuit ou les lumières du petit matin, dans une quasi abstraction géométrique, renvoie à l’abstraction existentielle d’Antonioni. Elle devient le miroir du vide intérieur et enferme le personnage dans sa toile : facultatif et minuscule, il s’évanouit dans le paysage. Eve emprunte d’ailleurs à Antonioni son directeur photo Gianni Di Venanzo (qui assure la même année celle de L’Eclipse), au climat d’errance dépressive très proche. Pour poursuivre dans les similitudes formelles rappelons également que Di Venanzo signera également la photo de 8 1/2 de Fellini et de Main basse sur la ville de Rosi.

La gestation d’Eve fut difficile : les Frères Hakim proposèrent l’adaptation du roman de James Hadley Chase qu’ils voulaient centrée autour de Jeanne Moreau, dont le succès était à son comble. Elle, rêvait de travailler avec le cinéaste. Mais Losey métamorphosa la commande en œuvre introspective, extrêmement personnelle, s’attirant plusieurs refus des deux producteurs, tant durant le tournage que le montage. Le film est coupé, remonté dans une version plus courte. Losey voulait Miles Davis à la musique, on lui impose Michel Legrand qui compose alors une partition à la Miles Davis, angoissée, somptueusement dissonante. Telle quelle, dans sa version intégrale la plus proche de celle désirée par Losey, joyau noir et maudit, Eve exhale encore de toutes parts le chaos. Eve est loin d’être une œuvre facile à appréhender : rugueuse, dure avec des personnages qui pour la plupart ne suscitent aucune empathie, perdus dans leur égocentrisme, focalisés sur leur gouffre. Mais la fascination de l’abîme qui envahit l’œuvre s’accroît et nous enveloppe. Le film distille son venin subrepticement, provoque une accoutumance comparable à celle dont son héros est victime. Et cette inexplicable attirance vous hante au point de provoquer l’envie d’y replonger, de suivre les eaux troubles de cette balade funèbre.

Suppléments
Cette édition Powerhouse est un événement. Oublié l’Eva des producteurs, voici l’Eve imaginé par Losey, dans sa version de 126 minutes. En plus de cette version HD restaurée en 2K (avec une fin alternative également disponible), l’éditeur y joint les deux autres versions, l’européenne Eva (109 mins) et l’alternative The Devil’s Woman (108 mins). L’édition n’est pas chiche en suppléments : dans Other Places (1967, 9 mins), extrait de l’émission française Cinéma, Joseph Losey évoque Eve et combien ce projet lui est cher.  Issue de Tête d’affiche, l’interview de Jeanne Moreau par France Roche Appetite for Destruction (1972, 5 mins) est courte, mais fascinante. L’actrice y évoque sa fascination pour les rôles troubles et ambigus, évoquant combien il ne faut pas identifié la perversité d’un personnage à son actrice, mais combien chaque rôle la laisse dans un état psychologique difficile à gérer. Dans un interview audio de 1987 de 126 mn du British Entertainment History Project le fidèle monteur de Losey Reginald Beck (1987, 126 mins) s’exprime, dialoguant avec Alan Lawson. Dans All About Eve (2020, 19 mins), le fils de Joseph, Gavrik Losey évoque toute l’importance que revêtait Eve pour son père. Passionnante et très éclairante est l’analyse du film par l’écrivain et historien du cinéma Neil Sinyard dans Creation Myth (2020, 24 mins). The Many Faces of Eve (2020, 16 mins) constitue une comparaison par l’image de toutes les versions du film. Une galerie photos et matériel promotionnel, ainsi que plusieurs bandes annonces du film viennent compléter les bonus. On appréciera également le livret de 36 pages avec un texte de Phuong Le, des témoignages de Joseph Losey sur Eve, un regard surte sur le livre d’origine de James Hadley Chase, des précisions de Simona Monizza sur la restauration par le Eye Filmmuseum. Dans cette édition définitive, le film apparaît enfin aux yeux de tous dans une splendeur aussi originelle que le pêché.

Combo Blu-Ray / DVD édité par Powerhouse films
Les films possèdent des sous-titres en anglais uniquement.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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