Coline Serreau – « Chaos » (2001)

En octobre 2001, la sortie de Chaos marquait le retour de Coline Serreau après cinq ans d’absence. Son prédécesseur, La Belle Verte, considéré par la réalisatrice comme son projet le plus personnel, avait été très fraîchement reçu pour ne pas dire détruit par la critique de l’époque. À cet accueil glacial, s’ajoutait un résultat en salles aux alentours de 800 000 entrées, insuffisant pour un long-métrage constituant le plus gros budget de sa carrière. Un échec et un désaveu qu’elle vécut telle une véritable blessure qui l’éloigna durablement des plateaux. L’histoire est parfois cruelle (ou heureuse selon la perspective), son conte philosophique allait connaître une seconde vie ultérieurement, à l’ère d’internet, et intéresser de nouvelles générations sensibles aux problématiques écologiques abordées en 1996, bien avant que le débat public ne s’en soit emparé. Après la science-fiction et la fable, la cinéaste allait revenir au réel pour se livrer à une rupture quasi totale. Elle retrouvait Vincent Lindon pour la troisième fois (La Crise et La Belle Verte), face à deux actrices effectuant leurs premières incursions dans son cinéma, une Catherine Frot déjà bien installée dans le paysage, et une révélation, Rachida Brakni. Franc succès (près de 1,2 million de spectateurs), un remake américain avec Meryl Streep et AIshwarya Rai sera même un temps envisagé. Paradoxalement, vingt-trois ans plus tard, il semble avoir été partiellement oublié, au sein d’une œuvre parfois mésestimée à qui la postérité réussit bien. Tamasa, qui s’était attelé aux ressorties en Blu-Ray et DVD de 3 hommes et un couffin, La Crise et La Belle Verte, continue d’exhumer la filmographie de Coline Serreau, en proposant simultanément deux titres supplémentaires en copies restaurées, Romuald & Juliette et Chaos. Un prétexte parfait pour revenir sur ce film choc et galvanisant. Malika (Rachida Brakni), une jeune prostituée, est agressée sous les yeux passifs de Paul (Vincent Lindon) et de Hélène (Catherine Frot), un couple de bourgeois conventionnel. Prise de remords, Hélène retrouve la jeune femme à l’hôpital où elle gît dans le coma et décide de s’occuper d’elle, abandonnant mari et fils. Mais les proxénètes qui ont agressé Malika ne renoncent pas…

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À la faveur d’une introduction radicale, la cinéaste nous projette sauvagement dans un récit aussi limpide que brutal. Sa réalisation vive et l’image crue (tournage en numérique avec l’usage simultané de deux caméras DV) insufflent une énergie nouvelle à son travail. Un sentiment d’hyper contemporanéité et d’authenticité imprègne Chaos dès ses premières secondes. Elle ne s’attarde pas sur l’intérieur bourgeois de l’appartement du couple qu’elle intronise, préférant mettre en exergue des plans succincts d’Hélène et Paul face à des glaces et leurs reflets. Elle filme des gens qui se regardent mais ne prêtent aucune attention au monde qui les entoure. En atteste rapidement la violente agression dont ils sont les témoins. Leur priorité sera de laver le pare-brise de leur véhicule et de ne laisser aucune trace. Séquence d’une violence assez surprenante, qui plus est dans un film « mainstream », ce n’est pas Irréversible mais tout de même ! Qui sont ces gens mesquins et odieux, pris en flagrant délit de non assistance à personne en danger ? À partir de ce prologue rentre-dedans, ne cherchant aucune circonstance atténuante à un duo très antipathique (notons que l’épouse montre un peu plus d’émotions), la réalisatrice va observer une lente évolution et une délicate transformation. Tableau inaugural d’un rapport aux autres abîmé, qu’elle parachève en ajoutant deux situations secondaires qui vont se répondre en miroir (on revient sciemment à ce motif) et étoffer par fines couches l’intrigue principale. La relation fuyante du (privilégié de) fils du couple, Fabrice (Aurélien Wiik) vis-à-vis d’Hélène mais aussi celle sinistre, du mari à sa propre mère (Line Renaud). La peinture générale corsée et jamais loin de l’outrance, trouve cependant sa racine dans des environnements reflétant des réalités sociales difficilement réfutables. La caricature et l’étude de caractère coexistent dans un équilibre ténu. Coline Serreau, jongle avec sérénité entre les tonalités, passant du drame au thriller, sans négliger des digressions comiques parfois jubilatoires.

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De ces individualités à la dérive, la cinéaste va dans un premier temps se focaliser sur les remords d’Hélène et sa redécouverte d’une forme d’humanité. Chaos se fait, à travers ses différents personnages et multiples couches narratives, l’histoire d’un réapprentissage des sentiments par la brutalité. Par exemple, le départ du domicile conjugal de son épouse, réveille un Paul jusqu’à lors en tous points exécrable. Le titre équivoque se fait l’écho d’un microcosme sur le point d’imploser et d’une société en perte de repères, à l’aube de régressions humaines et morales aux graves conséquences potentielles. Sans établir d’équivalence entre leurs situations respectives, Hélène et Malika, sont « obligées » de s’éloigner voire de s’extraire de leurs milieu toxiques pour s’en sortir et revivre. Le cocon bourgeois d’un côté, lieu de perdition et de déconnexion, la famille archaïque puis la prostitution et la drogue de l’autre. Ces deux parcours et itinéraires que tout oppose vont se croiser, se comprendre et ainsi s’aider. Récits d’émancipation d’héroïnes oppressées, dont les difficultés se répètent d’une génération et d’un milieu social à l’autre. Le beau plan final viendra néanmoins traduire une projection optimiste de la réalisatrice, au bout d’un chemin parfois éprouvant mais aussi drôle, apaisant et électrisant. Elle peux compter dans son dessein sur l’implication de deux actrices formidables. Rachida Brakni (logiquement récompensée du Cesar du meilleur espoir féminin), dans un rôle périlleux, à la fois dure, lumineuse et sacrément charismatique, face à Catherine Frot qui s’essayait avec brio à un registre nettement plus grave qu’à l’accoutumée. Ces portraits de femmes intérieurement puissantes s’opposent à des hommes au mieux, ridicules et incapables (Paul et Fabrice, qui deviennent presque touchants dans leur dimension pathétique), au pire violents, oppressifs, dangereux (les deux « familles » de Malika). Vincent Lindon, loin de l’image solidaire et dévoué qu’il aime à cultiver ces dernières années, est assez irrésistible en nantis couard et minable, ayant perdu le goût de l’existence.

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Coline Serreau n’a pas peur de flirter avec la caricature mais aussi avec certaines lignes dites rouges. On lui reprocha parfois (ou loua selon le positionnement politique du ou de la critique) sa description chargée du foyer initial de Malika, ultra patriarcal et presque en tous points indéfendable. Une vision tranchant avec l’angélisme alors attendu d’une artiste marquée à gauche quant à la représentation à l’écran d’une immigration nord-africaine, déjà stigmatisée et discriminée dans la société française. Le débat est ouvert, mais n’est-elle pas précisément dans son rôle en interpellant sur un risque de dérives (à force de silence complice), en exposant une réalité (jamais présentée comme une généralité), que celle-ci soit marginale ou majoritaire ? Deux décennies plus tard, il est permis de penser qu’assumer de montrer ce conservatisme à l’existence avérée n’était pas une faute, mais à tort ou à raison, une forme de clairvoyance. En l’occurrence, Chaos est davantage un appel à la libération, valorisant le désir de progrès, qu’une œuvre foncièrement malveillante. Loin d’opérer un virage réactionnaire, elle rappelle par ailleurs à la liberté de mœurs de son premier long-métrage, Pourquoi Pas !, à travers la reconfiguration réjouissante et décomplexée des aventures sentimentales et sexuelles de Fabrice et ses différentes compagnes, tantôt officielles tantôt officieuses. Si son acuité quant aux constats et évolutions de la société française ne cesse de se vérifier à la redécouverte progressive de sa filmographie, Serreau est aussi une vraie cinéaste, capable, ne l’oublions pas, de séquences et visions fulgurantes. En atteste, ce plan mémorable des yeux écarquillés au réveil de Malika à l’hôpital ou ce long flash-back d’une vingtaine de minutes révélant son parcours. Une relance narrative qui vient opérer un élargissement des spectres thématiques (immigration, archaïsme des traditions, mariage forcé, prostitution, auto-instructions…). Un vrai travail de dosage entre la parole et l’image, refusant tour à tour la voix-off explicative ou l’illustration au service des mots.

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Percutant, touchant, drôle, Chaos n’a rien perdu de sa puissance et de son impact avec les années. A l’instar d’autres films de Coline Serreau, il apparaît précurseur dans les questions qu’il aborde et les problématiques qu’il soulève. Il constitue assurément l’un des meilleurs crus d’une cinéaste dont on tend trop à oublier les velléités d’auteur au profit de sa dimension bankable. Cette édition haute-définition concoctée par Tamasa contient plusieurs suppléments, pour une partie déjà disponibles sur le DVD (le making-of d’époque et la bande-annonce). Il intègre néanmoins un document inédit et très intéressant, Au bord du chaos, soit un entretien d’une demi-heure avec la cinéaste. Elle explique ainsi avoir pensé pour Chaos, une forme nouvelle, avant même d’avoir son sujet, évoquant une « écriture stylo ». Elle nous fait clairement comprendre sa lassitude du système traditionnel, après le tournage en argentique et avec une grosse équipe sur La Belle Verte, insistant sur son besoin de changer de support et de méthode de travail. Elle revient sur le contexte de sortie du film, peu après les attentats du 11 septembre et la difficulté à éviter les amalgames. Elle n’évite pas les questions épineuses : comment parler de la situation des femmes et du patriarcat dans l’Islam, voire plus largement dans les religions monothéistes en général, sans tomber dans la condescendance ou le racisme ? Elle agrémente ces réflexions d’une anecdote éloquente, son passage avec Rachida Brakni dans une émission de radio et le malaise au sujet de la scène se déroulant à SOS Racisme. Transparente sur ses positions, elle affirme sans ambiguïté que fermer les yeux sur certaines réalités revient à tuer les mouvements progressistes dans le monde arabe et leur possibilité d’expansion. Elle conclut en parlant d’un film très tendu mais finalement à l’image de la société qu’elle dépeint. Une belle édition, pour un grand film à l’importance sous-évaluée.

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