Coline Serreau – « Pourquoi pas ! » (1977)

Éditeur ardemment et régulièrement plébiscité dans nos colonnes, Le Chat qui fume a depuis sa création beaucoup évolué, tant au niveau de ses formats d’éditions (DVD, Blu-Ray, Blu-Ray 4K), la beauté de ses packagings, la qualité de ses restaurations ainsi que de la diversité de son catalogue et son volume annuellement croissant. Après bientôt près de vingt ans d’existence, la société dirigée par Stéphane Bouyer et Philippe Blanc se lance dans un nouveau défi, celui de la distribution en salles, un désir salutaire et courageux à l’heure où la fréquentation peine à retrouver ses standards pré-pandémie. Pour cet acte fondateur, leur choix s’est porté sur un film inattendu, significatif une nouvelle fois du pluralisme et de la singularité de sa ligne éditoriale, Pourquoi pas !, le premier long-métrage de Coline Serreau. Autrice populaire principalement rattachée aux succès de Trois hommes et un couffin ou de La Crise, au militantisme et à l’engagement jamais dissimulé, dont la carrière au cinéma avait débuté au cours des années 70. Artiste aux formations pluridisciplinaires, elle effectue d’abord des études de Lettres, entre ensuite au conservatoire de musique mais suit également des cours de cirque et de danse, puis devient stagiaire à la Comédie Française. Elle signe en 1973, le scénario d’On s’est trompé d’histoire d’amour de Jean-Louis Bertucelli (dans lequel elle est également actrice) avant de réaliser son premier court-métrage pour la télévision, Rendez-vous. Deux ans plus tard, elle est derrière le documentaire Mais qu’est-ce qu’elles veulent ?, collage d’interviews de femmes interrogées sur leurs conditions et vécus au cœur d’un intervalle parsemé de bouleversements sociaux, n’empêchant pas pour autant de nombreuses inégalités de perdurer. Cette période libre et libertaire pour la production cinématographique hexagonale, comme en atteste une récente collection Blu-Ray proposée par StudioCanal, a très majoritairement été relatée par des points de vues masculins (Bertrand Blier, Joël Séria, Alain Jessua…), exception faite d’Agnès Varda (L’une chante, l’autre pas). La faute à un déficit de réalisatrices ou à l’invisibilisation de leurs travaux ? À la redécouverte tardive de Pourquoi pas !, les deux hypothèses peuvent légitimement tenir la corde, mais pas seulement. Ce récit de triangle polyamoureux et bissexuel, s’est probablement heurté aux limites de l’évolution des mœurs de son époque, en dépit de résultats plus qu’honorables au box-office et de critiques positives. Recalée deux fois par la commission d’avance sur recettes du CNC, Coline Serreau put compter sur le soutien financier d’Antoinette Fouque (pionnière du MLF) afin de tourner Mais qu’est-ce qu’elles veulent ? et ensuite finalement convaincre les jurés lors d’un troisième passage, à renfort d’extraits de son documentaire. Édité une première fois en 2005 dans un coffret DVD consacré à la cinéaste, qui imposa la présence de son coup d’essai malgré les réticences de l’éditeur (ironie de l’histoire, il s’agissait de StudioCanal), le film redevient rapidement rare et introuvable, jusqu’à l’annonce surprenante de sa restauration par Le Chat qui fume, doublée de sa reprise en salles quarante-cinq ans après sa sortie.

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Alexa dite Alex (Christine Murillo), Fernand (Sami Frey) et Louis (Mario Gonzalez) partagent un pavillon dans la banlieue parisienne. Fernand s’occupe de la maison, Louis joue et compose de la musique, Alexa gagne l’argent de ce ménage à trois qui vit dans le bonheur de la tolérance. Louis et Alex consolent Fernand qui souffre d’être séparé de ses enfants, Louis s’est dégagé de sa relation névrotique à sa mère grâce à ses amis, et Alexa a surmonté, avec Fernand et Louis, la déception de son précédent mariage. Mais Fernand rencontre un jour la belle Sylvie (Nicole Jamet), et ce complexe équilibre est soudain menacé…

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Non sans audace, Coline Serreau présente le théâtre central de l’histoire avant d’introduire ses personnages durant le générique. Une grande maison en travaux contemplée en plan fixe, dont la simplicité du cadrage est parasitée par des sons stridents aux origines aléatoires. La caméra dévoile ensuite Fernand et Louis, observe délicatement leur relation tout en sillonnant la demeure. La mise en scène surprend très vite, dans son mélange de précision et d’intuitions quasi expérimentales, à l’instar de ce spectaculaire dézoome fixant le lit avec les deux hommes nus ou cette transition de montage brusque dévoilant un nouveau décor et par la même occasion le troisième membre du trio, Alex. Entrée en matière non conventionnelle, pour un film qui va s’attacher à relater le train de vie marginal d’un trouple fusionnel. Trois individualités qui ont cherché à s’extraire des normes dominantes, quitte à générer l’incompréhension de l’extérieur (voir cet échange avec une vieille dame) et en payer un certain prix (Fernand ne voit plus ses enfants, Alex subit les menaces et violences de son mari). Ce quotidien, la cinéaste le dépeint avec douceur et lucidité, elle ne tranche jamais véritablement entre la comédie de mœurs, la chronique amère et le drame, comme pour mieux affirmer une tonalité qui lui serait propre. En une fraction de seconde, en un raccord, la dureté des mots peut céder place à la beauté des sentiments la plus sincère et viscérale. Foncièrement empathique, elle soude à plusieurs reprises ses héros en les rassemblant à l’image telle une unité indivisible, effectuant littéralement un plan à trois. Un choix qui contribue à normaliser à l’écran leur relation singulière, qu’elle refuse de juger ou d’interroger, au fond son titre est assez éloquent : Pourquoi pas ! Elle l’impose telle une alternative avec laquelle la société française devra composer tôt ou tard, de gré ou de force, sans jamais trahir un regard bienveillant, mais aussi toujours alerte et attentif. Elle se montre en revanche sans pitié à l’égard d’une bourgeoisie privilégiée et hors-sol, autopersuadée de disposer de tous les droits, même ceux d’outrepasser la loi (les comportements violents du mari d’Alex), en raison de son statut social. Cette caste, il faut la fuir pour espérer s’épanouir et s’accomplir dans cette France moins ouverte qu’elle ne veut bien le croire.

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Récit d’une utopie intenable, progressivement gagnée par la mélancolie, Pourquoi pas ! emporte l’adhésion à la faveur de sa volonté palpable d’allier à sa liberté de ton et de discours, des revendications cinématographiques elles aussi décloisonnées des courants et tendances en vigueur. Issue d’une famille reconnue dans le monde du théâtre, Coline Serreau emprunte certes à cet univers une partie de son casting, mais tend surtout à tracer un sillon iconoclaste nourri d’horizons divers. Une séquence confrontant Louis à sa mère alitée, invoque une vision que l’on croirait sortie d’un film d’horreur, suivie d’un plan zénithal d’escaliers évoquant implicitement Brian De Palma et Dario Argento, avant de laisser place à des images à forte teneur surréaliste. Dans un autre registre, le personnage du policier campé par Michel Aumont, intrusif et paumé, pathétique et humain, tient quant à lui autant du comique de situation répétée, que d’une étrangeté davantage héritée du cinéma de genre. Ainsi, c’est finalement par son désir de s’affranchir constamment de toutes les étiquettes faciles qui pourraient l’attendre et une recherche filmique quasi constante, n’hésitant pas à désarçonner, que la cinéaste fait le plus corps avec ses héros. En creux, sa démarche artistique vient épouser leur idéal de vie. Œuvre avant-gardiste sur bien des sujets qu’elle aborde, et toujours pertinente un demi-siècle plus tard, Pourquoi pas ! ouvrait la voie à une carrière hors des sentiers battus. Une sensation que serait venue confirmer sa deuxième réalisation, elle aussi devenue très rare, Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux !, toujours produite par Michèle Dimitri (Les Fleurs du miel de Claude Faraldo ou De quoi tu te mêles, Daniela de Max Pécas) mais aussi Raymond Danon, présentée à la Mostra de 1982. Elle connaîtra ensuite un triomphe en France et à l’international avec Trois hommes et un couffin, qui aura pour effet pervers paradoxal de partiellement invisibiliser ses velléités d’autrice, pour en faire à tort ou à raison, en premier lieu, une réalisatrice populaire. Était-ce vraiment un mal pour un bien ?

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