EXCLUSIF – Entretien avec Éléonore Weber – « Il n’y aura plus de nuit », Prix du film singulier francophone 2022

À l’occasion de la remise à Éléonore Weber, par le Syndicat français de la critique de cinéma, du Prix du film singulier francophone 2022 pour son premier long-métrage, Il n’y aura plus de nuit, nous avons rencontré la réalisatrice pour un entretien exclusif autour de ce film qui a tant plu à Culturopoing (lire la critique).

C’est une expérience de cinéma tout à fait singulière en effet qu’on vit avec Il n’y aura plus de nuit, vraiment forte, et qui se prolonge longtemps après la séance. Ce même matériau – ces images trouvées sur Internet, avec ce beau texte sans lequel on ne saurait qu’en faire, comment regarder – aurait toutefois peut-être pu donner lieu à un autre type de travail, une installation par exemple. Était-il toujours prévu que ce soit un film ? Un long-métrage ?

Éléonore Weber : J’ai pensé ce projet comme un film dès le départ, cette intention a été déterminante dans toute ma démarche : faire, à partir de ces images de guerre que je n’ai fort heureusement pas tournées, un long-métrage de cinéma. Je voulais que l’on se demande si ces images-là ne sont pas l’envers de toutes les autres, si elles ne sont pas dans l’ombre des récits cinématographiques qui font rêver.

Par rapport à ces technologies, de leur ambition d’annihiler toute forme de subjectivité, je souhaitais ajouter des regards : le mien, celui du pilote, celui du spectateur ensuite. L’écriture du texte a été importante parce qu’elle autorise un écart, permet que le spectateur ne soit pas assigné à la place du tueur. Et c’est dans cet écart que le sujet reprend sa place, qu’il peut se mettre à penser. J’ai même osé une certaine poétique, minimale ; c’était aussi un acte politique pour moi, face à ces images.

Le film aurait pu faire 40 minutes et non 1h15 (d’ailleurs j’avais un premier montage qui correspondait plus à un moyen-métrage), mais à partir du moment où je me suis mise en tête de le montrer en salle, cette durée s’est imposée. De fait, ce qui aurait peut-être été plus conceptuel dans un autre dispositif de diffusion, une installation par exemple, s’est transformé pour moi en exigence de narration. Évidemment, ce n’est pas une narration très linéaire, mais il fallait tout de même une progression, sur 1h15, dans les questions soulevées, dans la pensée. Le dialogue avec le pilote m’offrait aussi le moyen de construire cette sorte de récit.

A-t-il été difficile, compte tenu de ce fameux caractère singulier du projet, de trouver des soutiens pour le monter ?

Ça n’a pas été un problème au niveau de la production. En tout cas pas plus que pour d’autres films proposant une écriture un peu différente. Des aides existent, notamment au CNC, pour soutenir cette « recherche ». Le distributeur, Stéphane Auclaire d’UFO Distribution, est arrivé en bout de course, après que le film a été présenté en festival. Ce qui est amusant, c’est qu’il l’avait déjà vu dans le cadre de la commission de classification du CNC (qui a décidé d’accoler une recommandation au film, me semble-t-il). Quand ma productrice Gaëlle Jones lui a proposé le film, qui venait d’être primé à Cinéma du réel, il s’est souvenu du choc qu’il avait éprouvé en le découvrant et s’est engagé à nos côtés.

Et vous, vous l’aimez bien cet épithète de « singulier » ? Ça vous plaît, comme description ?

Oui, beaucoup, si bien sûr on ne réduit pas le terme à une signification de l’ordre de l’originalité ou de la marginalité – que le film soit assez différent de la plupart des films, c’est certain, du fait des images qui le composent, mais les questions qu’il soulève me paraissent centrales. À vrai dire, pour moi, la singularité est une qualité essentielle à tout geste de création, il n’y a peut-être même que cela qui définisse vraiment une démarche artistique : la radicale singularité de l’écriture et de la mise en scène. Dans ce sens, c’est le plus beau compliment qu’on puisse faire.

Le film a déjà tout un parcours derrière lui, de l’édition 2020, hélas dématérialisée, de Cinéma du réel, où il a décroché une mention spéciale et un prix, à sa sortie en juin 2021. Quelles ont été les réactions du public, dans les différents environnements où vous l’avez montré, en France et à l’international ?

Un public très pointu va situer ce film dans une généalogie d’auteurs qui ont déjà travaillé sur ce type de matériau, penser à Farocki notamment, mais au fond, la question de la place des spectateurs face à ces images, de la sidération et même de l’ambivalence de leur position de spectateurs a toujours été présente dans les discussions, quel que soit le type de public. Après, souvent, il y a eu deux débats : l’un axé sur la guerre, l’autre sur des questions éthiques et esthétiques – quelle représentation du monde il y a là ? Est-ce que ces images sont vraiment des images et si ce sont des images, qu’est-ce qu’une image, qu’est-ce qu’une caméra, qu’est-ce que le désir de voir… ?

Quand j’amenais directement la discussion sur les propriétés esthétiques de ces images, sur la manière dont elles servent le projet guerrier, le projet de mort, et dont elles interrogent la place du spectateur, j’ai pu sentir une résistance de la part de certains spectateurs qui me disaient : « Mais comment pouvez-vous me parler d’esthétique alors que j’ai vu des gens mourir pendant 1h15 ?! ». Je crois que l’un des enjeux du film est bel et bien de démontrer à quel point la question esthétique est nouée à tous les autres enjeux.

Pour moi, on saisit dans ces images ce qu’est aujourd’hui le projet esthétique de nos armées, du régime démocratique dans sa version autoritaire. C’est un projet qui va au-delà de la barbarie du champ de bataille, du théâtre des opérations ; c’est un récit d’hégémonie absolue, d’hégémonie verticale qui, évidemment, évoque la surveillance dans notre société. Ce qui s’exerce là, et qui s’exerce depuis des années au Moyen-Orient, s’exerce à présent chez nous tout le temps (d’ailleurs dans le film, il y a des images prises au Canada…) et en effet, ça met en jeu l’hégémonie des images du pouvoir et leur absence de contrechamp possible, c’est-à-dire qu’aucun regard ne se porte sur le regard du puissant.

Aux États-Unis (je devais aller à New York mais finalement, on a dialogué par Zoom), on m’a posé une question qu’on me pose rarement en France, sur le fait que l’équipe ne comprend quasiment que des femmes et l’éventuelle intention de rendre compte d’un « female gaze ». Même si je suis une féministe par ailleurs, la question du genre n’a pas explicitement traversé notre démarche, car je crois que la pulsion scopique est tout aussi féminine que masculine. Cela dit, sans que cela ait été une intention formulée, je suis certaine que l’étrange douceur de la voix de Nathalie Richard posée sur ces images confronte en effet deux principes assez éloignés : l’extrême brutalité de la machine de guerre et une espèce de « principe féminin » (même s’il est culturellement construit).

Qu’est-ce que ça vous inspire, d’avoir une reconnaissance de la part de la critique ?

De manière générale, au-delà de ce prix, la critique a été essentielle pour ce film. Elle a vraiment joué son « rôle », si l’on considère que ce rôle est de contrebalancer les stratégies commerciales et industrielles du cinéma. C’est le premier film que je sors en salle, j’ignorais avant cet aspect-là des choses, mais la presse peut faire exister un film qui pourtant n’est pas sorti sur des centaines de copies. Nous craignions, avec Robert Schlockoff, l’attaché de presse, qu’elle ne le reconnaisse pas comme un film de cinéma. Mais le cap de cette possible réticence a d’emblée été franchi et je suis reconnaissante que la critique ait reçu mon film comme une proposition qu’il faut voir dans une salle de cinéma.

Donc la critique remplit déjà cette fonction-là, de contrer le broyeur de l’industrie du cinéma et des sorties très commerciales, mais dans le cas de ce film en particulier, je crois qu’elle a vraiment épousé mon geste. Il y a eu des papiers très singuliers justement, les auteurs y ont investi leur propre pensée et cela m’a fait très plaisir. Ils et elles ont écrit à partir de leur expérience de spectateur, prolongeant ainsi le mouvement du film.

On revient à l’idée d’expérience.

Oui, je suis contente que le sentiment de vivre une expérience ait été partagé. Moi-même j’ai sacrifié quelque chose de mon propre mouvement en faisant ce film, en travaillant si longtemps sur un tel projet au lieu de mettre en scène, de filmer, d’écrire ce que je vais filmer et de le tourner moi-même, mais il y avait pour moi un enjeu qui était au-delà de ces considérations.

Ce travail a finalement déclenché un renouveau de mon désir de fiction, dont je m’étais sans doute un peu détachée avant de m’engager dans ce projet. J’ai fait beaucoup de théâtre et j’avais une sorte de baisse de régime par rapport à ma croyance dans l’acteur, dans la possibilité d’écrire une fiction… Ce film a renouvelé mon rapport à tout ça. Je crois que certains projets rebattent les cartes au point de réinventer notre engagement dans la création. C’est en me confrontant à des images qui sont au bord du cinéma, qui proviennent de son dehors le plus effrayant, que j’ai retrouvé un désir de cinéma et de fiction. À cet égard, l’intervention de Nathalie Richard a été assez épiphanique. À la fin, nous étions quelques un.e.s à nous épuiser à force de regarder ces matériaux-là, notamment Charlotte Tourrès et Carole Verner, les monteuses image et son, ainsi qu’Ivan Gariel, le mixeur. C’est moi qui faisais la voix, j’étais un peu partout et tout à coup, quelqu’un d’autre a surgi, qui allait incarner cette voix face à des images déréalisantes, à la douleur aussi que ce degré de déréalisation peut entraîner, je pense que cela a vraiment marqué un retour de la vie.

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A propos de Bénédicte Prot

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