Entretien avec Jiři Menzel : « Je cherche à faire des films qui donnent de la force pour vivre »

A l’occasion de la ressortie de trois films magnifiques de Jiři Menzel nous remettons en avant l’interview que le cinéaste, nous avait accordé en décembre 2014 à l’occasion de la reprise de Trains étroitement surveillés . Il y évoquait notamment ses débuts et une conception qui, comme un acte de foi se refuse au pessimisme. Jiři Menzel est décédé en 2020.

 

 

Vous avez réalisé Trains étroitement surveillés en 1965, il y a presque cinquante ans. Rétrospectivement, comment voyez-vous cette période, dans votre vie d’artiste et d’homme ?
Je dois dire que j’ai eu beaucoup de chance. J’ai commencé ma carrière à une période particulièrement heureuse, période où la répression communiste commençait à lâcher prise petit à petit. De fait il y avait une grande énergie dans la société et commencer sa carrière à ce moment là était particulièrement bienvenu. Je dois dire que peu de réalisateurs peuvent se vanter d’avoir eu un début aussi simple que le mien.

De grands films sont nés en cette période de trouble, avec un souffle rebelle et libre. Est-ce que cela veut dire que les périodes difficiles et le chaos sont des grandes sources de création et les périodes apaisées, moins ?
C’est un peu vrai peut-être en effet. Nous étions dans une société qui devenait libre mais c’était une liberté limitée. En ce sens nous avions toujours quelque chose à combattre. Quand on peut faire ce qu’on veut véritablement, il nous manque un adversaire et cette motivation d’opposition.

La seule limitation que nous avons aujourd’hui c’est l’argent et ça c’est un adversaire qu’il est difficile de combattre.

Justement, dans quel état est le cinéma tchèque aujourd’hui ?
C’est assez remarquable les avancées technologiques permettent une très grande facilité lorsqu’on veut faire un film et il y a énormément de nouveaux films en République Tchèque proportionnellement à la population. Cinquante films par an ça fait presque trop.

Et sont-ils de qualité ?
(un temps de silence) Certains le sont.

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Avec vous gardé des liens avec ces amis cinéastes ?
C’est assez compliqué de garder un contact rapproché parce que nous nous sommes beaucoup dispersés. Certains ne sont plus parmi nous. Passer et Forman vivent aux USA. Němec est à Prague . Vera Chytilova nous a quittés. Yuracek, Schorm, aussi. Donc c’est complexe de garder un contact rapproché.

J’aime beaucoup le sens du montage et du cadrage dans vos films, en particulier lorsque vous enchainez ces plans fixes très courts, avec des influences du cinéma muet. Pourriez-vous m’expliquer comment vous travailliez le montage ?
Je dois dire que nous avons eu un excellent professeur de cinéma qui nous a enseigné ce qu’était le montage, la valeur, le sens du montage et il est vrai que j’ai toujours eu une grande affinité pour les films muets et ça a été très clairement une source d’inspiration

Le temps semble parfois être suspendu dans vos films ; le silence est aussi important que les mots Pourriez-vous me parler de cette importance également ?
Je dois dire que ça n’est pas complètement réfléchi. C’est plus une affaire d’instinct. J’essaie à chaque fois que je fais un film de l’imaginer tel que le verra le spectateur, comme si moi j’en étais le premier spectateur. C’est cela qui m’amène à tourner les choses parfois de façon plus vide, parfois de façon ralentie.

Souvent vos décors semble des lieux presque fantastiques, incongrus, de curieux microcosmes, des no man’s land hors du temps qui semblent protégés de l’extérieur (la gare, la décharge de fer, le petit village), cmme des décors symboliques. D’où vient ce choix, à quoi cela correspond pour vous ?
Je crois que c’est en partie inconscient, mais encore une fois c’est l’enseignement que j’ai reçu. C’est pour moi important que le spectateur ait une orientation claire du lieu où se déroule le film. On m’a appris qu’il fallait que le spectateur ne perde jamais de temps à se demander où se passe l’action donc je commence toujours le film en situant le lieu, l’espace, de façon à ce qu’il soit très clair où les choses se déroulent ensuite.

Vous considérez-vous comme un cinéaste réaliste ?
Je dois dire que je n’ai pas de très grandes affinités envers la science-fiction ou des univers trop fantasques car ce sont des univers où tout est possible, où tout est permis. Or, j’aime bien respecter un certain nombre de choses qui me semblent naturelles. Le naturel du jeu des acteurs, le naturel de l’action.

Vous évoquez des périodes troublées qu’il s’agisse de la guerre, ou de l’emprise du communisme, vos définiriez-vous comme un cinéaste politique ?
Je ne me perçois pas comme ça. Je ne fais que réagir comme un citoyen normal à ce qu’est la guerre ou ce qu’est un régime totalitaire. Et s’il y a là une réaction tout à fait naturelle, ça n’est pas le fait d’un engagement particulier.

Vous avez beaucoup adapté l’œuvre de Bohumil Hrabal. Est-ce que sa manière de penser, son raisonnement, sa manière de voir le monde était proche de la votre ?
Très certainement j’ai une grande affinité avec la vision du monde de Hrabal, mais en même temps, nous n’avons pas exactement la même vision des choses. Si vous regardez les livres que j’ai adaptés, vous verrez que j’en ai toujours sélectionné certaines parties, les parties probablement les plus joyeuses, les plus agréables. Mais on trouve dans les textes de Hrabal beaucoup d’éléments tragiques, extrêmement durs parfois. J’ai toujours évité ces éléments-là parce que je ne me sentais pas capable de les affronter.

Pour donner un exemple concret, dans Trains étroitement surveillés le livre s’attarde assez longuement sur la mort du protagoniste : c’est tout un passage que je n’ai pas mis en scène. Et c’est la raison aussi pour laquelle j’ai refusé d’adapter certains ces livres, comme par exemple Une trop bruyante solitude. La vision du monde d’Hrabal était peut-être plus contrastée donc je n’en ai adapté qu’une partie.

Il est beaucoup plus simple de lire des passages sur la brutalité de l’homme car vous imaginez cela dans votre tête. C’est autre chose de voir à l’écran des égorgements, des cadavres. Il y a là quelque chose d’autrement plus brutal. C’est beaucoup plus agressif. Je crois qu’il y a une certaine mode aujourd’hui de montrer des aspects négatifs, la violence, le mal et pour moi en tant que spectateur, c’est trop direct, trop brutal.

Votre cinéma fait l’éloge des humbles, des simples d’esprits, de ce ceux qui savent encore rêver comme des enfants. Sont-ils là, les vrais héros de la vie pour vous ? Ceux qui savent encore rêver ?
Ça n’est peut-être pas entièrement réfléchi mais vous avez très probablement raison. Je crois que tous ces personnages se caractérisent par leur vulnérabilité, et c’est ce que je cherche en fait chez les gens. Y compris dans mon choix des acteurs, je cherche des acteurs sur le visage desquels se lit une vulnérabilité.

 

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Dans Mon cher petit village, le peintre déclare « Je ne sais pas peindre ce qui ne me plait pas ». Est-ce que c’est un peu vous cet artiste ?

Cette ligne de dialogue a été écrite par l’auteur du scénario et c’est lui qui joue le rôle du peintre aussi. Mais je dois dire que je m’identifie pleinement avec cette attitude.

 

Il me semble que votre cinéma à quelque chose d’anti-misanthrope, d’anti-cynique. Vous en pensez quoi ?
Très certainement. Cela va complètement à l’encontre des modes actuelles et de ce que recherche la critique peut-être dans une certaine mesure. Des images agressives, une vision dépressive du monde. Je cherche à faire des films qui donnent de la force pour vivre.

Vos personnages cocasses, burlesques ressemblent parfois à des clowns un peu mélancoliques. Est-ce que pour vous la vie ressemble à un petit cirque ?
(Rires) Absolument. Tout dépend du point de vue que nous avons. Quand on regarde les gens, on peut toujours leur trouver des aspects drôles, comiques.
Même lors d’enterrements.

Votre cinéma recourt souvent au burlesque. Comique de gestes, gags visuels. Je crois que vous êtes fan de Buster Keaton. Vous sentez-vous héritier de lui ?
Je suis en grand admirateur de Buster Keaton et de Chaplin. C’est là toute mon école.
Et aujourd’hui quand j’ai du temps, je ne regarde pas des films contemporains, je regarde Laurel et Hardy.

Vous cultivez l’art du décalage, de l’absurde. Est-ce que ce sens de l’absurde appartient à la culture tchèque ?
C’est pour moi difficile d’en juger. Je ne connais pas suffisamment comment les choses se font ailleurs, mais une chose est sûre, c’est que nous avons pris l’habitude en Bohême de voir les choses vues d’en bas, de voir l’Empereur en sous vêtements. C’est exactement la vision de Hrabal.
En quelque sorte nous avons le non respect des autorités.

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Dans le cinéma, les mécanismes d’émotions sont souvent trop simples. Pour faire pleurer, pour émouvoir, le moment doit être dramatique en employant régulièrement le pathos. Dans votre cinéma, je trouve que c’est le rire qui est bouleversant. Avez-vous un secret ?
Je ne saurais dire. Une chose est sûre, je déteste le pathos et tout ce qui est faux.

Dans Alouettes, le fil à la patte et Trains Etroitement surveillés, les personnages continuent à avoir un émerveillement dans le regard, comme s’ils continuaient à voir le monde avec féérie même dans les moments les plus terribles de l’Histoire. A ce titre le dernier plan d’Alouettes le fil à la patte où le héros descend dans la mine avec un regard presque émerveillé est incroyable. L’humour, le rêve, l’imaginaire, l’amour  sont-ils un remède contre le malheur, pour mieux vivre le monde ?
Très certainement mais il me faut ajouter que ces éléments-là sont dans ces films aussi principalement grâce à Hrabal

Si on continue à être émerveillé, on est jamais perdant, jamais vaincu, finalement ?
Comme nous tous.

Et le cinéma permet aussi cette victoire selon vous ?
Je ne veux absolument pas donner de recette ou ordonner quoi que ce soit, mais en effet c’est pour moi l’essence même du cinéma.

(Traduction : Gaspard Palenicek)

Remerciements : Gaspard Palenicek, Malavida et Emmanuel Vernières .

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