Éléonore Weber – « Il n’y aura plus de nuit »

En ces temps confus de pandémie où certains dirigeants préfèrent voir s’entasser des gens dans des centres commerciaux et transports que dans des salles de cinéma, spectacle et musées, voir un film in situ est déjà un luxe inédit.
Tel fut notre heureux sort de journalistes lors d’une projection de presse en ce janvier exsangue. Quand de surcroit, le film  est une grande découverte, fiat lux(e ) !
Le documentaire d’Eleonore Weber qui est à juste titre multi-primé et diffusé dans des festivals du monde entier, séduit par son intelligence, sa grande tenue et la force du sujet. Bonne nouvelle : il sort enfin ce mercredi 16 juin.

© UFO Distribution

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Il n’y aura plus de nuit repose sur des vidéos enregistrées par les armées américaine et française en Afghanistan, en Irak, au Pakistan… qu’Éléonore Weber a glanées sur YouTube et Daily Motion ; témoignages implacables des nombreuses opérations militaires aériennes que la France, comme les États-Unis mènent de nuit au Proche Orient, à la faveur de caméras thermiques et infrarouges qui dissolvent – mieux, diluent – le noir en quête de « terroristes »
Ces images qui convient aussi bien le cinéma expérimental que les jeux vidéo sont accompagnées par la voix off d’une narratrice, incarnée par Nathalie Richard (égérie de Jacques Rivette, Bertrand Mandico and co…) qui s’appuie parfois sur le témoignage d’un pilote, un certain Pierre V qui lui révèle que « Tout ce qui est vu, est filmé » et dont les propos mêlent la plus pure poésie (la nuit n’existe plus grâce aux nouvelles caméras qui enregistrent comme de jour, hormis qu’on voit 100 fois plus d’étoiles que d’habitude ), aux situations les plus crues et inhumaines. Pierre V se plaint qu’il voit trop et pas assez à la fois.
Ces images vues de haut entretiennent la culture du doute : plus ces pilotes voient, moins ils croient à ce qu’ils voient. C’est souvent difficile de distinguer un combattant d’un paysan, un râteau peut être pris pour une kalachnikov ! Sic.
Voici ce qu’en dit la cinéaste :

Ce qui est le plus troublant dans ces images est que la technologie finit par éliminer la nuit elle-même, c’est-à-dire une dimension anthropologique de l’existence. «Il n’y aura plus de nuit» est le début d’un verset de l’Apocalypse. À la place d’une lumière divine éclairant le monde, comme dans la prophétie chrétienne, il y a désormais l’omnipotence de l’œil. Ce titre met également en jeu l’ambivalence de la nuit, métaphoriquement perçue comme une menace, alors qu’elle est bien souvent un secours, ce qui protège et permet de se cacher.

À la moitié du film, les plans font place à un écran noir, puis changement de format de l’image qui passe du 4.3 au 16.9. On est censé voir plus, mieux, mais que voit-on ? Pour paraphraser Godard : est-ce une image juste ou juste une image ? Il n’y aura plus de nuit nous renvoie à notre fascination dangereuse pour les images, à leur manipulation, à la déshumanisation qu’elles peuvent engendrer – ainsi, un pied de caméra d’un journaliste, vu du ciel, devient une arme menaçante et il est froidement exécuté.
Face à la montée des drones et autres caméra piétonnes, ce documentaire est une interrogation salutaire sur la force des images, leur dangerosité et l’importance de les diffuser, faisant écho en France à une certaine loi sécurité globale qui rendrait caduque l’utilisation de certaines images filmées par des citoyens, cinéastes, reporters et autres et donneraient plein pouvoir aux caméras policières.

 

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Eleonore Weber propose une mise en abîme de l’analyse de ces images de raids aériens : il y a la sienne, le regard du spectateur et enfin, la narratrice nous apprend que les militaires revoient les scènes filmées et les interprètent, en invoquant quasi systématiquement la légitime défense.
Autre effet de poupée russe entre le film et ces images qu’ils revoient : « C’est un tournage sans fin. Chaque instant est enregistré, même quand il ne se passe rien. ».
La belle voix de Nathalie Richard précise « Un œil est posé sur eux, dont la paupière ne se ferme plus ».
Persistance de l’impression rétinienne partagée par le spectateur qui restera longtemps hanté par ces images et cette voix.

Xanaé Bove

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L’onde de choc est presque plus puissante que la déflagration elle-même. Le déploiement saisissant qui s’opère en seulement 76 minutes dans ll n’y aura plus de nuit continue d’aller s’amplifiant, longtemps après, tant et si bien qu’on osera même dire que cet incroyable travail d’Éléonore Weber est de ces films qu’on ne peut pas « dé-voir » comme on dit en anglais. Il y a un avant et un après.

Et pourtant, à elles seules, les images muettes qui le composent, qui sont ce que voient dans leur viseur les pilotes d’hélicoptères militaires, seraient énigmatiques, indéchiffrables, sans l’audio créé par la réalisatrice pour les accompagner.

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Ainsi, dans cette prémisse même s’exacerbe jusqu’au vertige la conscience du rapport entre ce regard à la fois affreusement direct, puisqu’il cible, et distancié, puisque s’interpose non seulement la caméra, mais aussi l’inégalité de rapport entre celui qui scrute et celui qui ne sait pas toujours qu’il est vu, traqué même – et au-delà de ça, l’écart géopolitique profond entre ceux qui dominent du ciel, le regard insensibilisé par les besoins de la « mission », et les individus-fourmis qui s’agitent au sol.

La question même de la lecture, ou mieux de la lisibilité? point d’interrogation, de ces images espionnes – d’emblée porteuses de la possibilité de la mise à mort facile, presque indifférente puisque dématérialisée – rend très palpables toutes ces strates ineffables qui composent le rapport entre celui qui est derrière cet écran et celui qui est dans la mire.

Et c’est là que s’opère le déploiement sus-mentionné, dans la succession d’observations et réflexions extraordinairement composée qu’énonce la voix de Nathalie Richard, avec une douceur poétique qui fait étrangement écho à la belle sobriété lourde de sens du texte qui accompagnait Nuit et brouillard…. La nuit, encore elle, la nuit en plein jour (celle de la guerre et de la déshumanisation), et le jour en pleine nuit (puisque les hélicoptères de chasse sont maintenant capables de faire l’inverse d’une nuit américaine : de filmer dans le noir comme s’il était midi, à quelques étoiles près). La nuit, de l’hélicoptère (dit la voix féminine reprenant le témoignage d’un pilote, Pierre V.), on ne distingue une route d’une rivière que grâce aux frémissements à la surface de l’eau.

On entend bien, pendant une opération, quelques voix de pilotes avec un accent anglais d’Outre-Atlantique lâcher de lourdes onomatopées comme s’ils étaient devant un jeu vidéo (du reste, l’armée américaine, celle-là même qui donne à ses hélicoptères de combat « les noms des peuples indigènes qu’ils ont massacrés » – nous précise la narratrice en parlant des Sioux, des Iroquois, etc.–, recrute bel et bien ses futurs prédateurs déconnectés parmi les joueurs en ligne), mais ce Pierre V., avec son pseudo frôlant l’anonymie à mi-chemin entre le soldat inconnu et le personnage kafkaïen, illustre par l’élévation des pensées qu’il égrène ce phénomène qu’on note chez certains cosmonautes (tout militaires qu’ils soient au départ) et qui veut qu’à force d’être au-dessus, on en vienne à transcender. Comment expliquer autrement la résonance, bien au-delà de son sens étroit, de ce terme technique du métier qu’est la « perte de vue » ?

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Ce Pierre V. pourrait d’ailleurs être un composite de plusieurs pilotes, ou même une invention, pour autant qu’on sache en voyant le film. Ce n’est pas le cas, précise le dossier de presse, mais quoiqu’il en soit, son témoignage nous arrache à la singularité caractéristique de chaque situation pour développer un questionnement sur sa position en tant qu’être humain : la perte de confiance en ce qu’on voit (à force de tout regarder à travers cet étrange écran qui voit tellement bien qu’on ne voit plus rien), plus généralement la perte de repères qui fait qu’on n’a « plus aucune manière de juger ses propres actes », sur la sidération, sur l’horreur d’oublier parfois que la plus inoffensive des scènes, si c’est lui qui l’observe, est forcément dans la ligne de mire, à l’autre bout de sa capacité de tuer en un instant…

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Et puis, petit à petit, on remonte à l'(in)humanité contemporaine dans son ensemble, puisqu’on parle d’armées représentant toutes les grandes puissances mondiales en train d’épier des villageois de l’autre bout du monde en prenant leurs ustensiles de labour pour des kalachnikovs. Et ce regard est tel qu’au bout d’un moment, le fait que ces petits points mouvants ne fuient même plus semble de l' »insolence ». Pire encore, à force de se savoir regardés, à un moment, leurs ustensiles de labour deviennent vraiment des kalachnikovs. Car la surveillance constante n’est pas à sens unique, elle conditionne une relation qui s’opère dans les deux sens, qui dégénère dans les deux sens, et en cela déjà, parce qu’il montre si bien l’effrayante inéluctabilité du phénomène, le film est vertigineux.

Ainsi, à partir d’un dispositif a priori expérimental et « de niche », Il n’y aura plus de nuit propose une expérience universelle qui s’adresse à tous, qui intéresse forcément tout le monde (tous les publics, s’entend). On met un accent sur le mot expérience, car aussi « philosophique » que le film puisse paraître (a fortiori en ce que ce qu’il esquisse avec une intelligence et une simplicité remarquables engage la pensée du spectateur en émoi, en effroi, à continuer de se ramifier), sa manière de procéder est hyper-empirique, empirique « augmentée » comme on dit dans le monde de la VR : on la vit presque dans sa chair quoique de devant un écran, qui lui-même nous campe inexorablement derrière un autre écran, parce qu’il le fait.

Et puis, et puis, évidemment, parce qu’on parle de regard, de caméra, de cadrage, parce qu’on est face à des images dont l’interprétation, si elle vient, vient après la captation, parce qu’on se trouve dans cette situation étrange où on ne filme pas des images pour qu’elle soient vues (où on filme d’ailleurs, principalement, ce qui ne se passe pas… au cas où ça se passerait – une piste de réflexion qu’avait parcourue à sa manière l’artiste chinois Xu Bing dans le non moins bluffant et ineffaçable Dragonfly Eyes, un film entièrement composé d’une myriade de moments captés par des caméras de surveillance, en compétition à Locarno en 2017), Éléonore Weber offre aussi au cinéphile cérébral, à partir de vidéos illisibles et donc apparemment indifférenciées pour le néophyte, c’est-à-dire un dispositif ultra-minimal (à un scénario absolument magistral près), tellement de méta-méta-, en plus de tout le reste, que c’en est enivrant et qu’on ne peut s’empêcher de se dire que le cinéma, c’est ça.

À voir, en effet, in situ.

Bénédicte Prot

 

 

 

 

 

 

 

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