Cannes 2025 – Nadav Lapid – « Yes »

Yes de Nadav Lapid : Naissance d’une matière cinématographique d’Israël

 

Il fallait oser. Intituler son film Yes — un cri d’acquiescement dans un monde de renoncements — relève chez Nadav Lapid d’une provocation presque mystique. Présenté à la Quinzaine des Cinéastes à Cannes 2025, ce long-métrage de 150 minutes est une œuvre-limite : délirante, excessive, incantatoire. Comme si Lapid, à bout de nerfs, à bout d’État, avait voulu écrire une épopée contemporaine, à la fois rabelaisienne et godardienne, sur les ruines vives de l’Israël d’aujourd’hui.

Plutôt que de redire ce qui a été énoncé mille fois à propos de Lapid — son art du débordement formel, sa rage politique, son goût de l’autofiction critique, parfois irritante à force de ressassements personnels —, posons une hypothèse : Yes ne serait pas simplement un film politique contemporain, ni une satire brûlante, mais l’acte inaugural d’une matière. Une matière d’Israël, au sens que le Moyen Âge donnait à ce mot : une réserve narrative, symbolique et conflictuelle, d’où émergent des récits fondateurs. Après la matière de Rome, de France ou de Bretagne — qui permirent à l’Europe de forger ses légendes, alternatives à l’écriture sainte — voici peut-être, dans le tumulte du cinéma, l’ébauche d’une matière profane d’Israël : fragmentée, hystérisée, indocile, réemployant les codes de l’épopée pour mieux les retourner contre leur prétention à l’ordre.

© Les films du Losange

Dans Yes, Lapid délaisse toute psychologie. Ses personnages — Y., pianiste compromis (Ariel Bronz), Jasmine, muse sacrificielle (Efrat Dor), Leah, figure rédemptrice (Naama Preis) — ne sont pas tant des êtres de chair que des entités poétiques : l’Art, le Désir, la Soumission, la Mémoire. Ce théâtre d’allégories les inscrit dans une tradition épique où l’individu porte, en lui, les contradictions du monde. À l’image du Roman de la Rose ou de La Divine Comédie, l’action ne repose pas sur des péripéties mais sur des conflits d’idées incarnées. Chaque scène devient fragment d’un récit de crise tout en flirtant avec l’auto-fiction personnelle et familiale.

Tout, dès les premières secondes, explose comme une bombe pop : une cacophonie techno-jazz, des néons acides, une esthétique vulgaire et stylisée comme une BD perverse. Faux airs de Godard, échos d’Östlund, éclats de comédie musicale panique : les formats se superposent, les styles s’entrechoquent, les repères se brisent. Les chansons s’élancent puis s’élèvent et se distordent en mode hystérique et sont brutalement coupés. Y. et Jasmine vendent leur art et leur corps à une élite post-traumatique qui les utilise comme baume esthétique sur les plaies encore fumantes du 7 octobre. L’État les instrumentalise. Le public les acclame. Eux obéissent  — bons lèche-culs compromis. La critique de l’artiste est ici totale, d’une lucidité cruelle, et désormais sans métaphore : un pas de plus vers le dégoût de soi, là où Le Genou d’Ahed laissait encore poindre l’illusion d’une révolte.

© Les films du Losange

Le récit, chapitré, disloqué, scandé par des musiques, des chants, des ruptures visuelles et sonores, emprunte sa logique non pas au roman mais au chant : il initie une geste, il est une performance, un art performatif du récit. Chaque séquence agit comme une laisse au sens épique du terme — souffle, entaille, incantation. Le montage scande le chaos. La narration ne déroule pas une intrigue : elle invoque un effondrement.

Lapid convoque toutes les technologies disponibles dans sa collaboration avec son directeur de la photographie Shaï Goldman — caméras thermiques, drones, ralenti accéléré, formats hybrides — pour construire un cinéma du délire sensoriel. Yes ne se regarde pas : il s’endure comme une crise collective. Sa forme est celle d’un champ de bataille mental. L’image agresse, le son vacille, le montage dirigé par Nili Feller disloque l’orientation. On saute d’un lieu à l’autre sans transition, les voix se superposent à la bande-son, les visages se figent hors-temps. Chaque plan est une guerre en miniature.

À la manière des fabliaux ou des épisodes rabelaisiens, Lapid inscrit la crise dans les corps : le cul, la sueur, le vomi, la chair offerte ou humiliée deviennent autant de métaphores de la décomposition collective. Comme chez Rabelais, la matière est d’abord chair, le grotesque n’est pas une distraction : c’est le lieu même du politique. Ce qui se désagrège ici, ce n’est pas seulement un État, mais le lien symbolique entre parole et monde.

© Les films du Losange

Y. — double à peine déguisé de Lapid — est un anti-Achille. Il n’est ni rebelle, ni traître flamboyant : il est Orphée au service du pouvoir, poète de la propagande. Lapid ne le sauve pas. Il le montre collaborant, consentant. L’artiste est ici trahi et traître, et c’est peut-être là que l’épopée bifurque : non plus célébration d’un haut fait, mais récit de sa corruption. Yes ne chante pas la gloire, il documente la chute. C’est la reddition. Et ce n’est pas Leah, Deus ex machina, apparition providentielle, qui le sauvera. Cette figure rédemptrice, trop visible, trop commode, ne sauve que la mise en scène — pas l’homme. L’abjection de l’artiste lui explose à la figure comme une bombe sale. Le Yes! qu’il prononce n’est pas une affirmation, c’est un aveu. Un oui vidé de tout désir. Un mot tombé.

Ce Yes est le mot de la servitude volontaire — au sens de La Boétie. On l’attend. Il vient tard. Il ne claque pas. Il s’effondre. Ce oui n’est pas un consentement mais un symptôme. Il clôt toute rébellion. Dire yes, ici, c’est accepter de renoncer à sa pensée, à son art, à sa colère. C’est avaliser l’ordre de la guerre, de la vengeance, de la propagande. Mais c’est aussi, paradoxalement, désigner ce oui comme insupportable. Le film entier œuvre à le rendre inentendable.

Mais ce « Oui » de reddition conscient, lucide, désespéré, devient peut-être l’espace même de la matière épique. Car comme toute matière, Yes ne donne pas de réponse. Il offre un lexique. Une constellation de figures. Une blessure qui parle.

© Les films du Losange

Il n’y a pas de salut dans Yes. Ni salut personnel, ni salut politique. Depuis Synonymes, Lapid n’a cessé de radicaliser son cinéma. Mais ici, il franchit un nouveau seuil : celui d’une esthétique de la souffrance. Et c’est peut-être cela qui en fait une œuvre fondatrice : comme toute matière épique, elle ne délivre pas de solution, mais une configuration de figures, de tensions, de motifs à interpréter. L’artiste est mis en échec. La société est mise en scène comme une blessure ouverte. Le langage est perverti. Et pourtant : quelque chose surgit. Une parole. Un cri. Une matière. Celle d’un pays qui ne se pense plus, mais qui saigne encore de vouloir l’être.

Ce drame revécu, cette liturgie de la chute, appelle une autre fin. Il est peut-être temps pour l’artiste de redevenir politique — non par posture, mais par nécessité. Et pour nous tous, de raviver des figures dignes d’être suivies. À la manière d’Eudémon dans Gargantua : non pas le plus fort, ni le plus pur, mais celui qui pense juste, agit droit, et forge une nouvelle langue pour l’humanité à venir.

Des « matières cinématographiques » contemporaines ?

Dans différents cinémas nationaux contemporains, ces « matières cinématographiques » — réserves poétiques, conflictuelles, mythiques — rejouent, sur le mode de la fable ou de l’épopée, les impasses politiques et symboliques des communautés. A la manière des « matières de Bretagne, de Rome ou de France » dans le monde médiéval, elles constituent une tentative de refondation profane du lien politique par l’imagination.

Avec Le Genou d’Ahed et Yes, Nadav Lapid produit une matière d’Israël fondée sur la reddition de l’artiste, la désagrégation du symbolique, la haine de soi. Allégorique, chaotique, grotesque, cette matière décrit un monde en état de guerre symbolique, où l’art est devenu complice.

En Iran, de nombreux cinéastes travaillent à légendifier les gestes du quotidien, dans un pays où le politique ne peut être nommé qu’en creux. Le cinéma de Jafar Panahi (Taxi Téhéran, Le Cercle), ou celui de Saeed Roustaee (La Loi de Téhéran, Leila et ses frères) fabrique une matière du silence et de l’obstination : l’épopée du peuple s’y déploie dans les interstices du réel. L’homme ordinaire y devient figure, l’observation documentaire y prend valeur de chant politique.

Depuis l’annexion de la Crimée, le cinéma ukrainien contemporain se constitue en contre-récit de guerre. Dans Atlantis (2019) de Valentyn Vasyanovych ou Klondike (2022) de Maryna Er Gorbach, l’épopée se déplace : elle n’est plus verticale, mais désolée, ruinée, post-traumatique. La matière ukrainienne est celle de la survie, du paysage contaminé, de la permanence de la perte.

En France, c’est peut-être une matière mélancolique qui domine : celle du déséquilibre républicain, de la fracture sociale et de la perte de sens. Chez Bertrand Bonello (La Bête), Alice Diop (Saint Omer) ou Justine Triet (Anatomie d’une chute), on observe une mise en crise des grands récits français : justice, ascension sociale, rationalité. Ces cinémas écrivent une matière critique, hantée par l’histoire, souvent judiciaire ou familiale, où les héros sont décentrés, féminins, fragiles.

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Frédérique LAMBERT

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.