Love Me Tender d’Anna Cazenave Cambet – Vicky Krieps, héroïne désarmée et sans illusion
Présenté dans la section Un Certain Regard du Festival de Cannes 2025, Love Me Tender d’Anna Cazenave Cambet s’ouvre sur un titre aussi célèbre qu’ambigu. Derrière l’évocation de la ballade d’Elvis Presley — incarnation par excellence du romantisme masculin et de la virilité blessée — se cache une œuvre qui renverse en douceur les codes de la passion, du sacrifice et de la parentalité. Le film, adapté du roman radical de Constance Debré, s’empare de cette mythologie virile pour en faire une déclaration intime, politique, et profondément féminine.
Clémence (Vicky Krieps), avocate et mère, traverse un moment charnière de sa vie : séparée, engagée dans une nouvelle relation avec une femme, elle perd la garde de son fils. Le film suit sa tentative de continuer à vivre, d’aimer, de marcher, de penser — malgré l’effondrement d’un cadre normatif et judiciaire qui ne tolère pas sa liberté. Il ne s’agit pas ici de procès ni de plaidoyer, mais de ce qui se passe après : le vide, la reconquête de soi, les doutes, les retraits.
Krieps, dont la filmographie (de Phantom Thread à Corsage) dessine déjà les contours d’un cinéma de la fissure intérieure, offre ici une performance à la fois fragile et déterminée. Son visage filmé au plus près — parfois en silence, parfois traversé de colère — incarne une femme qui ne réclame plus rien. Elle affirme, elle assume, mais sans héroïsme. Son « Love Me Tender » n’est pas une supplique : c’est une question laissée en suspens.
Anna Cazenave Cambet, révélée par De l’or pour les chiens, poursuit son exploration des identités liminales, de la solitude féminine, et des désirs non conformes. Sa mise en scène, sobre mais jamais glacée, épouse les respirations du personnage, sa douleur muette, ses gestes interrompus. Le récit est chapitré, rythmé par une voix off qui lit des extraits du livre de Debré, renforçant le sentiment de distance et de réflexion — on pense parfois à Chantal Akerman ou à Claire Denis dans cette façon de laisser l’image creuser la parole.
Mais là où le film frappe, c’est dans son retournement discret du mythe américain contenu dans son titre. Là où le Love Me Tender originel chantait la souffrance d’un homme spolié de sa femme et de son monde, celui de 2025 observe une femme qui perd — non pas un homme, mais un enfant, un statut, une reconnaissance. Et pourtant, c’est elle qui tient, qui endure, qui continue. La douleur romantique change de camp. Ce n’est plus l’homme dépossédé qu’il faut consoler : c’est la femme privée du droit d’aimer et de materner.
En déconstruisant cette figure masculine du tendre trahi, Love Me Tender redonne au féminin une place de combat, de subjectivité. Clémence n’est pas victime, ni martyre. Elle est cette figure que la société préfère ne pas voir : la mère qui ne supplie pas, la lesbienne qui ne s’excuse pas, l’amoureuse qui ne sacrifie plus. Ce renversement n’est jamais souligné, mais il est là, dans chaque cadre, dans chaque repli du récit. La chanson d’Elvis, ici absente, hante cependant tout le film — comme un écho inversé.
Love Me Tender est un film court, pudique, modeste, mais qui serre la gorge longtemps après. Grâce à la grâce grave de Vicky Krieps et à la mise en scène délicate de Cazenave Cambet, le film devient un geste politique sans slogan, un manifeste intime sur l’autonomie des corps et des affections. Ce n’est pas un film sur une mère courage, ni une love story queer. C’est un récit de résistance douce, de deuil sans drame, d’émancipation sans triomphe.
Et ce titre, Love Me Tender, n’a sans doute jamais aussi bien porté son nom. Il n’est plus une demande faite à l’autre — il devient un commandement envers soi.
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