Avec les films hommages qui multiplient clins d’œil et mises en abîme sur le genre, le cinéma d’horreur semble promis à être toujours plus décrédibilisé, à rester cloisonné dans l’enfer des sous-genres, à cause notamment d’un humour référentiel usé jusqu’à la corde depuis Scream. The Witch arrive telle une bénédiction, prend le contrepied de ces productions plus ou moins formatées, plus particulièrement de ces films post-Exorcist au prosélytisme religieux douteux, et prouve que le cinéma d’horreur n’est pas exsangue.

Jeune réalisateur d’une trentaine d’années, Robert Eggers prend le genre très au sérieux et inscrit The Witch dans la lignée des œuvres réalisées par George A. Romero et John Carpenter dans les années 70/80. Il signe ainsi l’un des films fantastiques les plus marquants de cette dernière décennie tant par ses partis pris formels que par son engagements politiques. Avant de signer ce coup de maître, ce natif du New Hampshire met en scène des pièces de théâtre, réalise deux courts métrages et occupe le poste de scénographe tant pour la télévision et le cinéma que pour des pièces de théâtre et des ballets. Autant d’expériences qui se font sentir quant à la réussite esthétique de ce premier long-métrage. Pour conter l’histoire de cette famille de colons particulièrement dévote et fraîchement débarquée d’Europe en Nouvelle Angleterre, Robert Eggers choisit l’austérité d’une photographie monochrome, le mystère du hors-champ, l’ambiguïté de la suggestion pour rendre une atmosphère des plus horrifiques et oppressantes. Dans l’Amérique du 17éme siècle, William et Catherine décident de s’installer avec leurs enfants loin de la ville. Perdu au milieu d’une campagne hostile qui résiste à la civilisation et à la lisière d’une forêt dense et sombre, ils vont perdre pied et devoir faire face à des événements aussi étranges que terrifiants.

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Thomassin épouse les formes de leur fille aînée, une adolescente qui s’interroge. Avec ce personnage, le film de Robert Eggers baigne dans une ambiance digne de Thomas Hardy, l’horreur en plus. Il ne faut pas s’étonner de voir la jeune fille faire preuve de scepticisme ou de se montrer un tant soit peu rebelle, son prénom faisant référence au plus incrédule des apôtres de Jésus-Christ, Thomas, tandis que « sin » signifie péché, en Anglais. Le réalisateur ne manque pas non plus de mettre en évidence l’éveil à la sexualité de Thomassin par l’échancrure de ses seins naissants qui se devinent malgré le corset serré. Quand ce n’est pas une mèche rebelle qui s’échappe de sous le bonnet blanc qui sert à lui voiler les cheveux. « Elle évolue dans un monde où on savait très peu de choses des bouleversements hormonaux, et où on se devait de cacher son corps, ignorer sa sexualité et faire comme si on ne changeait pas. À chaque fois qu’un nouveau sentiment faisait jour, elle devait le taire et le cacher », raconte Anya Taylor-Joy, l’actrice qui incarne la jeune héroïne.

The Witch évoque l’un des derniers, et injustement conspués, films de John Carpenter, The Ward. Les deux films partagent le même point de vue sur une société hypocrite qui mène à l’isolement. Robert Eggers remplace une administration psychiatrique obtuse par une nature malveillante qui refuse de se laisser apprivoiser. Surtout, The Witch et The Ward sont deux œuvres ouvertement féministes dans lesquelles le corps des femmes ne cesse de perturber les esprits bien-pensants. Ceux-là même qui veulent les enfermer entre quatre murs ou les dérober aux regards des hommes par peur de la sexualité.

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Oui, The Witch s’engage également pour la cause féministe en conspuant les intégrismes religieux et en questionnant la place des femmes dans une société puritaine et répressive. Même si l’intrigue se situe en 1650, peu avant la célèbre chasse aux sorcières de Salem, la thématique du film capte parfaitement et de façon très moderne comment les femmes sont perçues encore aujourd’hui par un corps morale et rétrograde. « Les fantômes de Salem sont encore très présents dans l’inconscient collectif », précise le réalisateur. « Nous sommes toujours prisonniers de certains schémas de pensée qui sont totalement régressifs et dérangeants. La sorcière continue de représenter les ténèbres et l’inconnu, elle est irrémédiablement celle qu’on accuse et qu’on montre du doigt. » Malgré son ancrage historique, The Witch évoque bel et bien les États-Unis d’aujourd’hui, mais aussi, par extension, le monde : la mise au ban des femmes de la société et la culpabilité, le repli sur soi et l’immobilisme, la peur de l’inconnu et la fermeture d’esprit sont autant de motifs tissés par l’intrigue imaginée par le cinéaste. La famille dépeinte ici s’apparente à un monde fermé qui refuse le changement. « Bien sûr qu’il y a des moments dans le film où les sursauts d’angoisse nous font exploser de rire, mais ce n’est pas ce genre de film qu’on a voulu faire », se défend Robert Eggers « En fait, la véritable horreur n’est pas tapie dans le noir, elle est bien au su et au vu de tous, intégrée dans notre société. Il est intéressant de la regarder en face pour la disséquer afin de mieux comprendre qu’elle vient de chacun d’entre nous, que le véritable danger est en nous, pas forcément en dehors. » Dans cet ersatz de microsociété qui veut s’auto-suffire naissent pourtant les conflits les plus mesquins, notamment entre la mère et la fille.

La mise en scène, ascétique, décrit au mieux ces situations. Robert Eggers fait le choix d’un format 1.85 qui confère à l’ensemble un aspect intimiste en plus de mieux enfermer les personnages dans cette nature grise et sous ce ciel de plomb. L’horizon est constamment bouché et les plans offrent peu d’échappatoire à des personnages condamnés. Dans les séquences qui mettent la sorcière en scène, les rouges sont prononcés, les noirs profonds, accentuant encore plus le trouble qu’elle suscite et l’inéluctabilité des événements à venir. Comme ces plans en intérieur de la famille, à la nuit tombée, éclairés comme des tableaux du Caravage.

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Afin de rendre l’atmosphère encore plus oppressante, le cinéaste effectue un travail minutieux sur le son qui distille également autant d’indices quant à l’interprétation du film. Ainsi, le Diable a la prieur d’une incarnation mémorable toute en suggestion, avec crissements de cuir, voix douce et enveloppante qui accompagnent des inserts ainsi qu’un jeu sur la profondeur de champ et les ombres. The Witch s’avère également des plus terrifiants avec l’utilisation parcimonieuse de la composition de Mark Korven jouée uniquement par des instruments acoustiques. Une partition dont les sonorités rappellent celles des bandes originales de The Shining de Stanley Kubrick ou de The Exorcist de William Friedkin : mélodies plaintives, cordes stridentes, rythmiques menaçantes, chœurs lancinants et lugubres.

Comme pour ses prédécesseurs, le fantastique de The Witch est un moyen et non une fin ; il sonde les recoins les plus sombres de l’âme humaine. Surtout, Robert Eggers amène sa sorcière sur les chemins d’une liberté qui lui est refusée. Le film relate un chemin de croix vers une libération et une élévation spirituelle à travers l’épanouissement individuel. Le réalisateur pointe la faute que la religion oblige à ressentir devant le désir sexuel, l’envie de plaisir ainsi que la quête de jouissance des femmes ; il dénonce la comparaison que cette institution fait entre devenir une femme et être souillée. Pour les personnages, ces impulsions sont l’expression du Mal, et prend les traits d’une sorcière des plus séduisantes, à la poitrine voluptueuse, au décolleté profond et aux pulpeuses lèvres écarlates. Dans un clin d’œil ironique, elle vit dans une cabane au fond des bois, apparaît vêtue d’un chaperon rouge, la jeune fille naïve et innocente du célèbre conte devenant ainsi une jeune femme voluptueuse et tentatrice. Le final, durant lequel l’ésotérisme se mêle à l’érotisme, est d’une grande beauté et rappelle certaines toiles de Francisco de Goya. Véritable moment de grâce poétique, ce récit initiatique se clôt sur une ultime image marquante, véritable parabole de l’acte sexuel.

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Le franc succès rencontré par le film aux États-Unis auprès des satanistes, séduits par ses paraboles blasphématoires, pourrait inciter Michael Lonsdale, qui a oublié avoir joué dans Le fantôme de la liberté de Luis Buñuel, à manifester son mécontentement devant la salle. D’autant plus que The Witch tend plus vers l’athéisme et une vision épicurienne de la vie que vers l’adoration du Diable en personne. Cependant, le port de signes religieux ostentatoires reste proscrit pour apprécier cette œuvre à sa juste valeur.

 

The Witch

(USA/GB/Canada/Brésil – 2015 – 92min)

Titre original : The Witch : A New-England Folktale

Scénario et réalisation : Robert Eggers

Direction de la photographie : Jarin Blaschke

Montage : Louise Ford

Musique : Mark Korven

Interprètes : Anya Taylor-Joy, Ralph Ineson, Kate Dickie, Harvey Scrimshaw, Ellie Grainger, Lucas Dawson, Bathsheba Garnett, Sarah Stephens…

Sortie en salles, le 15 juin 2016.

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