« Orphelins », m.e.s. Chloé Dabert

Orphelin, l’humain n’a alors qu’une seule possibilité, celle d’affronter l’horreur de la société qu’il a construite et l’accepter comme unique vérité. Glaçante, intransigeante, l’écriture de Dennis Kelly telle que magnifiée par la mise en scène de Chloé Dabert, nous montrera tout cela. Sommes-nous pour autant prêts à l’entendre ?

Helen et Danny, jeune couple modeste et sans histoire, dînent. Au menu, il y a du saumon et le fameux riz basmati de Danny. Tout est calme et bien rangé dans le petit appartement de banlieue. C’est alors que surgit Liam – il  a la clé – le frère d’Helen. Agité, il déboule comme désorienté : son t-shirt blanc est couvert de sang. Il y a eu un accident. Un jeune homme, blessé, quelque part, un gamin étranger, est en train de mourir.

(c) Bruno Robin

(c) Bruno Robin

« Liam _ Je tourne au coin de la rue et il était

enfin, sur le

putain allongé, sur le trott-, sur le bitume, tout seul.

Il était allongé là tout seul alors je me suis dit « oh, non. Oh merde non, il est tout seul, il est tout seul, putain. » et il avait l’air, enfin, normal, Danny, tu vois, un peu comme je sais pas, j’veux dire il avait l’air normal, il avait l’air, bon d’accord, peut-être un peu tu vois, mais quand même tu pourrais prendre un verre avec lui ou, pas forcément un ami, mais dans un bar ou, tu vois, si tu l’avais juste, si vous vous étiez croisés, un billard, et une bière, avec, une tournée, je blablate là, non ? Oui, non, je blablate, je dis des conneries, des conneries putain de merde, et là il est allongé là tout seul, absolument seul. Avec du sang. Et enfin, et quelqu’un a…

Une espèce de… Quelqu’un l’a vraiment – », Orphelins, Dennis Kelly (L’Arche Editeur).

Passé les incohérences et le trouble, le drame se déploie à mesure que les versions données par Liam se précisent ou, à sa guise, s’opposent. Que faire du jeune homme en danger dehors ? En quelle mesure Liam est-il responsable de ce qui s’est passé ? Pourquoi Helen tient-elle par-dessus tout à protéger son frère ? Est-ce parce qu’ils sont tous deux orphelins ? Existe-t-il des personnes plus secourables que d’autres ? Jusqu’où Danny sera-t-il prêt à agir pour protéger sa famille ?

« Danny_ peut-être qu’on devrait sortir pour le chercher ?

Helen_ quoi, maintenant ?

Danny_ ouais. Vérifier que je veux dire d’accord, on a pris une décision et on ne va pas appeler, et j’accepte, ça me va, mais il est toujours là dehors, blessé peut-être, peut-être je ne sais pas, donc peut-être qu’on devrait… vérifier.

Helen_ là dehors ?

Danny_ ouais.

Helen_ on pourrait. Ouais, j’imagine qu’on pourrait. Mais…enfin la nuit vient de tomber. Il fait noir…

Danny_ c’est un être humain. Quoi qu’il ait fait, c’est un être humain, et je suis d’accord, il faut qu’on s’occupe de Liam et, et de nous, mais on a quand même un peu des responsabilités…

Helen_ ouais, c’est vrai, tu as raison mais…

Danny_ envers les, je veux dire c’est pas justement tout ce qu’on déteste ?

Helen_ Ah, absolument, oui, mais

Danny_ tous les « va te faire foutre » ou « c’est pas nos oignons », tous ces

Helen_ oh, ouais, c’est sûr, tout à fait, on déteste ça, tu as raison, mais, il fait noir quand même.

Danny_ oui. Mais c’est important.

Helen_ tout seul ?

Danny_ quoi ? Non, eh bien je me disais moi et Liam…

Helen_ Liam ne peut pas y aller.

Liam_ je sors pas là dehors, Danny

Helen_ faut qu’il reste à l’écart de ça.

Liam_ j’ai trop les boules Danny, je peux pas sortir là dehors

Danny_ d’accord, d’accord, ça va.

Helen_ tu veux y aller tout seul ? à cette heure-ci ?

Danny_ eh bien… », Orphelins, Dennis Kelly (L’Arche Editeur).

(c) Bruno Robin

(c) Bruno Robin

Construit et resserré à la façon d’un thriller psychologique et d’un huis clos oppressant, Orphelins pose une première question : la famille prévaut-elle sur le devoir citoyen ?

En faisant résonner ce débat dans le personnage posé et responsable de Danny (qui en ce sens, parce qu’il découvre la situation en même temps que lui, incarne le spectateur), l’auteur anglais Dennis Kelly questionne la relation liant l’intime à l’ostensible, l’intérieur contre l’extérieur.

(c) Bruno Robin

(c) Bruno Robin

En mettant en scène très justement son spectacle en quadrifrontal dans l’espace rendu ouvert par le biais de murs imaginaires délimités par une structure en bois, la metteuse en scène Chloé Dabert, artiste associée au Centquatre, donne à voir cette porosité entre le confidentiel et le public, le rassurant et l’hostile. Symbolique et énergique, sa mise en scène et les comédiens qu’elle dirige (les tous talentueux Joséphine de Meaux, Sébastien Eveno et Julien Honoré) rendent hommage non seulement à l’écriture acérée et très contemporaine de Dennis Kelly mais aussi à l’histoire et aux personnages. Le psychologique devient ainsi symbolique et tangible.

Dans son côté, parce qu’il utilise très précisément le fait divers comme révélateur des dysfonctionnements de la société, Dennis Kelly pose une nouvelle fois son regard pessimiste autant qu’angoissé sur le monde contemporain. Comme il l’avait fait sur l’amour dans « Love and Money » ou bien encore sur l’amitié dans « A.D.N. (Acide Désoxyribonucléique) », l’auteur verrouille chacune des portes de sortie qu’a en sa possession l’humain pour s’échapper de sa condition. Enfermé, il n’a plus d’autre choix que celui de se confronter à la sordide réalité : celle de la société de consommation dans Love and Money, celle du meurtre et du mensonge dans A.D.N., celle du racisme et de la peur de l’autre ici.

Car c’est exactement là que se joue tout l’enjeu du texte : en associant l’image de deux enfants orphelins (Hélène et Liam) qui ont perdu leurs racines à celle de « l’étranger / l’immigré » (« le Pakistanais ») perdu dans une société qui ne lui en reconnait aucune, Dennis Kelly pose un miroir entre les deux parties, chacune devenant reflet de l’autre. Ce faisant, il dénonce le racisme et la peur de l’autre, cette dernière pouvant se révéler dans le cadre même de la famille.

Une pièce d’actualité terriblement intelligente donc…

A découvrir au Centquatre jusqu’au 04 Mai 2016 puis en tournée.

  • du 09/05/2016 au 10/05/2016 au centre Culturel Jaques Duhamel de Vitré
  • le 13/05/2016 au Théâtre Louis Aragon de Tremblay-en-France
  • du 18/05/2016 au 19/05/2016 au Carré Magique de Lannion
  • du 26/05.2016 au 27/05/2016 à L’Onde de Vélizy-Villacoublay
  • le 31/05/2016 à Arc Scènes à La Chaux-de-Fonds

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A propos de Alban Orsini

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