Dans le domaine des arts, peu de choses suscitent autant la suspicion que l’abondance, généralement regardée comme le symptôme d’une prolixité incontrôlée et par conséquent un peu facile. Le Californien Ty Segall n’en a cure, qui sort son dixième album solo en dix ans, sans compter ses participations à de nombreux projets collaboratifs. La mode, encouragée par le retour du vinyle dont la durée idéale se situe techniquement autour de quarante minutes, est-elle aux réalisations condensées ? Le trentenaire dégaine fort logiquement un double disque, une heure et quart en dix-neuf chansons. Freedom’s Goblin ne se place donc pas sous la bannière de la liberté juste pour la galerie et le musicien et ses complices, supervisés en partie par Steve Albini, y laissent libre cours à leur fantaisie et à leur inventivité, sans idée de cohérence globale – paradoxalement, le résultat s’apprécie pourtant encore plus intensément en écoute continue –, brassant les styles avec gourmandise, du disco décomplexé de « Every 1’s a Winner », reprise futée de Hot Chocolate, au funk chromé dehors, grinçant dedans de « Despoiler of Cadaver » en passant par l’étrillage électrique en règle façon hardcore de « Meaning » (secoué de l’intérieur par l’épouse du maître de céans, Denée Segall) mais également des ballades imprégnées d’effluves beatlesiens (« Rain », agrémentée en prime d’un nuage de Radiohead, ou « Cry Cry Cry » qu’on jurerait tout droit sorti de la fabrique de George Harrison), un hommage racé à son animal de compagnie (« Fanny Dog »), des éclats de free-jazz avec un nouvel avatar de « Talkin 3 », une « Last Waltz » d’un débraillé tout soûlographique, un pied de nez jubilatoire à certains clichés du rock tendance lourde (« She », six minutes, une ligne de texte simplet à souhait et du rif de riffs à ne plus savoir quoi en faire, aboutissant malicieusement à une vignette d’une minute intitulée « Prison » — quelque chose me dit que Ty Segall s’est quand même pas mal amusé en concevant son disque), mais aussi des finesses folk («My Lady’s on Fire » ou la confidence à la légèreté émue de « I’m Free ») et une plongée finale, après le feu d’artifice de « 5 Ft. Tall », dans les ondoiements troublement envoûtants d’un rock progressif teinté de blues (« And, Goodnight », douze minutes d’apesanteur au compteur).

Travaillé tantôt à la pointe sèche, tantôt au contraire en pleine pâte, cet album épique saturé de références, si parfaitement digérées que le résultat ne tombe jamais ni dans le plagiat, ni dans l’exercice de style, ni dans la démonstration pédante, étonne par l’efficacité de la grande majorité de ses morceaux, tant du point de vue de l’écriture que de la réalisation à l’esthétique sonore délibérément surannée possédant la présence et la chaleur caractéristiques de l’ère d’avant le numérique. Cette brillante démonstration d’un savoir-faire alimenté par une créativité et une curiosité toujours en éveil est souvent touffue sans s’égarer pourtant dans les innombrables sentiers et taillis qui la parcourent et la parsèment ; on y sent l’affection débordante de Ty Segall pour les musiques qui façonnent la sienne mais également pour les compagnons avec lesquels il partage ce trésor, ces racines ; autant que l’énergie fréquemment pleine de hardiesse qui s’en dégage, c’est sans doute cette dimension éminemment personnelle qui fait de cette mosaïque chamarrée, dans laquelle on peut voir le couronnement des recherches antérieures de cet encore jeune musicien et vraisemblablement le point de départ d’une notable évolution stylistique, son disque probablement le plus abouti à ce jour et certainement le plus attachant.

Ty Segall, Freedom’s Goblin
1 CD / 2 LP Drag City

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A propos de Jean-Christophe PUCEK

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