Gabrielle Wittkop – « Litanies pour une amante funèbre » (Le Vampire Actif éditions)

L’empreinte essentielle et scandaleuse que laissa Gabrielle Wittkop restera celle d’un Nécrophile mythique, fou, vénéneux, longtemps interdit, journal intime d’un homme entraîné dans son amour des cadavres, un amour aussi obscène et réprouvé que totalement pur, ce qui pourrait parfaitement définir l’œuvre de Gabrielle. On la qualifia volontiers de sadienne, mais ça serait se méprendre sur sa nature amorale plus qu’immorale, malgré son ironie tranchante comme une lame. Dans un contraste constant entre la forme et le fond, la beauté de la langue, raffinée, sublime l’abomination de ce qu’elle raconte. Imaginez Marcel Schwob réécrivant L’Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice. On nage dans le blasphème, les supplices, une sexualité qui déverse le chaos du corps, mais subjugue par la beauté de sa traduction. Génie du paradoxe ! le lecteur boit le calice jusqu’à la lie, comme coupable de se délecter de tant d’idées réprouvées par la morale, mais jouissant de la moindre métaphore. Le plaisir est paradoxe. Gabrielle Wittkop, cette fleur du Mal.

L’écrivaine dédia ce Litanies pour une amante funèbre aux chauves-souris, ce qui n’a rien d’étonnant pour un ouvrage conçu comme une ode aux créatures de la nuit, ou plus encore, de la nuit sous la terre, de la dernière demeure, de l’au-delà. Dans ce seul recueil de poèmes connu de l’auteure, le vers rime ici avec le ver. Chacun de ses mots plonge dans les délices de l’abîme, pour une écriture des sens, de la « peau sous le crêpe » qui s’empare de l’oxymore, caresse qui griffe, où l’étoffe la plus douce devient rugueuse, ivresse d’un parfum à l’odeur pestilentielle.

Litanies pour une amante funèbre explore autant la puissance des sens que chez Charles Baudelaire ; mais les correspondances chères au dandy et les champs lexicaux floraux s’accouplent aux symboles les plus ouvertement sexuels où s’exposent sans pudeur les pétales grands ouverts. « Toutes les vulves sont écloses / Roses au cimetière de Mytilène ». La plume mortifère exalte la victoire de végétaux obscènes et séminaux lorsque « le lis jaillit du ventre des amantes […] aussi blanc que l’os nu, tout vergeté d’un jaune purulent, phallus géant au pubis de l’amante […] le lis jaillit du tombeau des amantes ». Éros et Thanatos s’entre-dévorent, copulent sauvagement dans l’agonie.

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Gabrielle Wittkop soumet ses mots à une musicalité entêtante, comme celle de certains chants populaires macabres ensorcelants, à l’instar de ce poème inaugural. Le nombre répété comme un hymne maléfique berce et hypnotise, entraînant dans une danse diabolique, rappelant presque La Danse des Damnés que Malicorne chanta en 1978 :

Ils ont dansé « soixante-deux » ?
certainement une danse affreuse
ils ont fait de si grands efforts
qu’ils ont dansé jusqu’à la mort

Cette richesse insolite et inimitable est peut-être là, en cette manière de toucher à l’universalité de la mort à la fois dans un langage soutenu et dans une rythmique qui rappelle le génie de la tradition anonyme, et qui puise dans les racines populaires, dans la puissance de l’incantation, et parfois dans le plaisir de l’énigmatique, du sibyllin, des mots comme des paroles magiques dans une langue inconnue.

De mes doigts, les souvenirs
Tombent dans un vide vide
Coup de bec, la seconde me décharne,
Voici que tout miroir m’oublie.

Bien plus qu’à tout autre mouvement, Gabrielle Wittkop se révèle la parfaite héritière du romantisme, dans son versant le plus obsessionnellement noir et frénétique, à l’instar d’un Pétrus Borel, ou Gérard de Nerval dans son rapport au génie populaire et au sens qui s’enfuit. Elle évoque les décédées mythiques, les noyées légendaires, les suicidées, les criminelles, les pécheresses, Ophélie et autres Salomé aux destins scellés dans le chaos de leur âme et qui désormais « s’essoufflent dans la touffeur des lis pourrissants ». Comment faire face au scandale de cette féminité sublime, de ce charnel inouï, de ces visages laiteux qui comme tous les autres iront à la charogne et seront « celles que l’herbe recouvre » et « dont la dent rit sous la lèvre bleue » ? DellaMorte DellAmore dit le merveilleux film de Michele Soavi, tour à tour poétique et trivial, comme l’est Litanies pour une amante funèbre, nécrophile et putréfié qui évoque toute cette beauté des cimetières sous la lune et des amoureuses décomposées. Gabrielle Wittkop s’en serait sans doute délectée, obsédée par l’amour de la mort et la mort de l’amour.

Lorsqu’elle ose porter son inspiration plus loin que les meurtrissures de l’enveloppe terrestre, la grandeur cosmique de l’amour éternel pousse alors vers les précipices du mysticisme :

J’écoute le souffle des galaxies
Et la pluie millénaire
Et la terre et la nuit
Et ta cendre et ma cendre
Dans le vent dispersées

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Cette nouvelle édition proposée par Le Vampire Actif quarante ans après sa publication originale (1) prolonge le voyage par un choix de merveilleux collages surréalistes de Gabrielle Wittkop en vis-à-vis de ses poèmes. Un visage féminin gravé dans la tradition du XVIIIe siècle -qu’on pourrait identifier à celui d’une nonne- réapparaît au fil des pages, comme un leitmotiv, variation autour de la douleur et du passage furtif dans l’éternité. Il vient parfois se mêler aux choses, terminer le manche d’une cuillère moqueuse ou constituer le cœur d’un coquillage surnaturel. D’autres figures, d’autres spectres. Des femmes à la tête de papillon tendent les mains et partout des yeux dispersés nous regardent, quelque part entre la mutilation et l’ésotérisme. Comme une tête décapitée coiffée de cornes, attaquée par la végétation, la chair percée par les fleurs, sa répétition renvoie à celles des thèmes du poète et nous susurre que tous les chemins mènent à la mort.

L’insondable merveille du supplice de la vie est donc là.

Celle qui jeta comme un défi un « J’ai voulu mourir comme j’ai vécu : en homme libre » et mit fin à ses jours en 2002 trahit parfois le tourment de son homosexualité et la peur de l’image détestable que peuvent réfléchir les miroirs au fil du temps. « Je suis lasse de mon reflet / Et du reflet de mon reflet », renvoyant à l’une des plus belles nouvelles de Schwob, Les Milésiennes, l’histoire de ces jeunes filles se suicidant en apercevant dans un miroir magique le reflet de ce qu’elles seraient au crépuscule de leur vie. Même l’exorcisme des mots, même l’amour de la nuit, même les accointances avec les ténèbres ne dissimulent pas la douleur et la peur.

Comme le lac d’ombre du noyer
Comme le sang sur le pavé
Comme ma sœur la nuit,
Le sel de tes yeux clos me parle de la mort

La terreur folle de notre évanouissement est aussi persistante que l’attirance irrépressible de ce qui le représente. A l’instar du terrain miné du fantastique salvateur, le poème chez Gabrielle Wittkop exacerbe et conjure. En plongeant le nez dans la pourriture, en retranscrivant crûment le danger, en lui donnant un nom, ou plusieurs, en le pénétrant de l’intérieur, elle l’éloigne. Pour un temps seulement. L’universalité de l’écriture de Gabrielle Wittkop tient à notre interrogation au tabou et notre rapport à la mort, notre rapport de la mort comme tabou : la mort dans l’âme, la mort dans l’Art.

(1) Première parution en 1977 chez Cegna en Italie accompagnée de photographies d’Irina Ionesco.

Gabrielle Wittkop – Litanies pour une amante funèbre (Le Vampire Actif éditions)

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