Dans la passionnante préface du livre, Philippe Garnier souligne que la vie de John Monk Saunders semble avoir été calquée sur celle de F. Scott Fitzgerald. Né un an après l’auteur de Gatsby le magnifique (en 1897), il est mort la même année (1940), en ayant connu les mêmes déboires avec l’alcool. Engagé dans l’US Air Service en 1917, Saunders possède un brevet de pilote mais utilisera ses compétences comme moniteur et regrettera toujours de n’avoir fait la guerre en Europe.

Mari de Fay Wray, c’est par le cinéma qu’on le connaît le mieux puisque ses récits feront l’objet d’adaptations, que ce soient Les Ailes de Wellman, La Patrouille de l’aube d’Howard Hawks -qui lui valut un oscar de la meilleure histoire originale- ou encore celui d’un des derniers films muets de Josef Von Sternberg Les Damnés de l’océan. Le Dernier Vol sera également transposé sur grand écran par William Dieterle avec Richard Barthelmess dans le rôle de Cary Lockwood et Helen Chandler dans celui de Nikki. Si le film reste relativement fidèle à la trame du roman, il ne parvient pas à en restituer la profondeur et l’intensité. Il ne se passe pourtant pas grand-chose à proprement parler dans Le Dernier Vol, chronique désabusée et souvent très drôle de cette ‘génération perdue’ de l’après-guerre dont l’auteur parvient à saisir avec une rare acuité le profond désarroi.

Dans les années 20, cinq vétérans de l’armée américaine se retrouvent à Paris avec comme seul objectif : se saouler.

«- Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

-Prendre une cuite.

-Et ensuite ?

-Rester cuit. »

Au cours d’une beuverie, Shep, Cary, Bill, Francis et Johnny font la connaissance d’une jeune femme excentrique, Nikki, qui suit volontiers ces messieurs lors de leurs escapades dans divers bars.

Il y a du Hemingway dans ces aventures tragi-comiques d’Américains à Paris pour qui l’existence a perdu tout son sens après la fin de la guerre. Saunders l’exprime à merveille dans un passage qui sera repris tel quel dans le film :

« Des cartouches vides. C’était ça. Ils étaient comme des balles tirées. Forgées pour la guerre et lancées contre l’ennemi. Elles avaient décrit une belle trajectoire, haute et arquée. Maintenant elles étaient retombées sur terre. Tirées. Refroidies. Fragiles. »

La beauté du livre tient à la manière subtile dont l’auteur laisse deviner ces fêlures, cette fragilité derrière la brume des vapeurs éthyliques qui donne au récit son énergie et son humour. Pour masquer leurs terreurs (qui se traduit chez Shep par un tic nerveux, par exemple) et leurs traumatismes (Cary s’est brûlé les mains en tentant de sauver la vie de son mitrailleur), les personnages recherchent une sensation d’ivresse permanente se traduisant par des discussions truculentes et alcoolisées. Le début du roman à Paris regorge de dialogues hauts en couleur, de répliques et saynètes incongrues (Nikki tenant dans son verre le dentier d’un inconnu), de moments quasi burlesques (Bill qui cherche à corriger le malotru qui a pincé le derrière de Nikki mais qui se trompe de cible).

A titre d’exemple, citons  ces dialogues crépitants de Saunders parmi tant d’autres :

« Shep portait ses lunettes noires et avait une théorie sur l’alcool.

« C’est dormir qui détraque, disait-il. J’allais bien quand je me suis couché. Maintenant regarde comment je me sens.

-Comment tu te sens ?

-Je sens plus mes dents » Derrière les lunettes noires, le tic nerveux sous son œil gauche avait repris.

« T’es sûr que c’est pas quelque chose que t’as mangé, plutôt ? s’enquit Bill.

-C’est le sommeil, je te dis. Dormir, c’est ça le poison. Il faudrait inventer un moyen de se passer de sommeil.

-Tu te défends pas mal de côté-là, fit remarquer Bill.

-Oui, mais je craque pratiquement chaque nuit. Manque de volonté, je te dis. » »

Avec finesse, l’auteur nous fait revivre le Paris des « années folles » et nuance par petites touches les portraits de ses personnages : Shep le plus hâbleur de tous, Cary le plus secret, qui n’hésite pas à s’éclipser souvent (Dieterle en fera un « héros » beaucoup plus classique), Bill le costaud au grand cœur, Francis le narcoleptique… Tous ces paumés du petit matin gravitent autour de Nikki, belle américaine esseulée dont Saunders ne dévoile les secrets que par petites bribes (est-elle une riche oisive ? Une pauvre âme en rupture de ban ? Une alcoolique à la cervelle de pigeon ?…). A l’image de ses jambes qu’elle dévoile une fois pour le plus grand plaisir des garçons, ses confidences brillent soudainement d’un éclat particulier et la rendent extrêmement attachante.

On ne dévoilera évidemment pas toutes les étapes du trajet de ces personnages mais le récit se fait plus sombre lorsqu’ils décident d’aller au Portugal pour suivre Cary puis en Espagne où, comme chez Hemingway, ils assisteront à une corrida. Au-delà des événements qui, parfois, tournent mal, il y a dans la dynamique du récit une sorte de fuite perpétuelle pour échapper au désespoir existentiel, à ce sentiment d’inutilité et d’absurdité engendré par l’expérience de la guerre. Saunders fait progresser l’action par une série de contrastes : l’exubérance qui dissimule une profonde détresse, l’ivresse qui tente de faire oublier la lucidité de la conscience, le jeu et l’humour pour pallier l’ennui et le vide… Si l’absurde semble mouvoir cette « génération perdue », celle qui a perdu ses ailes (à tous les sens du terme) au combat, le livre n’en est pourtant pas totalement désespéré. L’amitié, la complicité, une certaine fraternité sont comme de frêles esquifs où les personnages parviennent encore à se retrouver. Il y a aussi le souvenir d’Abélard et Héloïse et d’un amour qui tient parfois ses promesses.

Ou comment apercevoir derrière les vapeurs de l’alcool quelques horizons malgré tout…

***

Le Dernier Vol (1931) de John Monk Saunders

Éditions La Table ronde

Collection : Quai Voltaire

Traduit de l’anglais (États-Unis) par  Philippe Garnier

ISBN : 979-1-037-10988-0

316 pages – 24€

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A propos de Vincent ROUSSEL

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