Les rencontres d’après minuit de Yann Gonzalez (Semaine de la Critique en 2013) promettaient une partouze jamais vue auparavant, Un Couteau Dans Le Cœur (sélection officielle à Cannes en Mai), en renouvelle la promesse . Le film nous introduit dès le départ dans l’univers truculent du porno gay des années soixante dix , où ses acteurs se font darder par un serial killer tout droit sorti d’un giallo ou d’un slasher. Mais c’est finalement dans un rêve ou un conte, qu’il nous emportera. Les yeux pourtant grands ouverts, nous serons pris dans « L’histoire d’ une femme amoureuse prisonnière dun train fantôme » (1)

Ce qu’opère le cinéaste , est rien de moins qu’un splendide oxymore, rencontre improbable de mondes opposés : un univers réaliste assez brutal et le conte, le rêve, le romantisme,  mariage de la trivialité, voire de la vulgarité avec la grâce poétique.

Parce-que la place de Yann Gonzalez, dans le paysage du cinéma français, est singulière. Débutant avec une série de court-métrages et moyens métrages expérimentaux, son cinéma puise de By The Kiss (2006) à Les Iles (2017) tout autant dans les arts plastiques, l’expressionnisme, le teen movie, le slasher ou le porno. Avec son premier long métrage,  Les Rencontres DAprès Minuitil affirme alors un style unique, radical, en rupture avec des productions françaises globalement naturalistes : baroque, lyrique, hors normes, et constellé de références, presque des collages, à ses amours pluriels du cinéma de genre. Le tournage en 35 mm d’Un couteau dans le coeur (et en d’autres formats pellicule) restitue une image au grain plus chaud, plus charnel. La pellicule qu’il oppose au numérique, rajoute un langage et une matière. Les dialogues sont très écrits, maniéristes, lyriques, d’inspirations littéraires. Certains pourraient même être chantés par Vanessa Paradis. Ils sont possédés par une musicalité plus forte que les mots qu’ils contiennent. Ils résonnent souvent de leur artificialité . Mais avec un montage incisif, ils font corps/langage avec la musique de M83. Riche d’ambiances réinventées des années 70-80, très différente de celle des Rencontres d’après Minuit, elle retrouve tantôt la mélodie des gialli tantôt celle de l’électro hantée que Patrick Cowley composa pour le porno gay. La mise en scène avec un sens du cadrage insolite, s’explique sans doute par l’impératif de l’utilisation « finie » de la pellicule. Mais pas seulement. Yann Gonzalez fait partie de ces cinéastes qui écrivent (avec Cristiano Mangione cette fois) mettent en scène et réalisent leurs films. Et plus encore. Sa vision de ce qu’il veut est quasi exhaustive. Elle est le cadre où chacun pourra évoluer. Ce que ses détracteurs pourraient appeler des collages, du recyclage d’images, forme un univers cohérent et original, où son goût pour « les cinémas hybrides » paraît désormais assimilé, inspiré, voire inconscient.

Avec Un Couteau Dans Le Cœur, Yann Gonzalez se renouvelle pourtant encore avec une œuvre en abyme où le cinéma est au travail.

Pourquoi ? Les citations ne manquent pas. A commencer par l’explicite remake de la séquence de meurtre de Cruising de Willliam Friedkin, non sans une touche d’ironie, avec ce même refoulement des instincts qui pousse au meurtre. Ailleurs, une séquence de film dans le film dans un commissariat pastiche une scène de L’éventreur de New York de Lucio Fulci. Yann Gonzalez clame l’impureté dans l’inspiration. Rien que le titre, écho au petit polar méconnu mais culte Le Couteau sous la gorge (1986) de Claude Mulot sonne comme l’aveu que tout cinéma sa place dans le monde du cinéaste. Plusieurs réalisateurs planent au-dessus du film comme de bonnes fées perverses, de Mario Bava à Jean Rollin en passant par le Brian De Palma de Blow Out ou Body Double référence omniprésente, que ce soit dans le regard voyeur, l’utilisation – malicieuse du Split Screen mais surtout cette mise en scène gigogne du cinéma dans le cinéma où les fictions s’imbriquent et se confondent.

Et le giallo, évidemment. Un giallo inédit car homo, mais qui en respecte les codes à la lettre tout en les détournant. On retrouve ces plans à l’esthétique follement travaillée, tels des peintures flamboyantes, qui font virer l’horreur vers une paroxystique beauté. Le contrepoint ironique pointe lorsque l’arme blanche devient un gadget ubuesque. Le tueur ganté guette les proies faciles aux yeux écarquillés, de jeunes mecs cette fois. Le risque, en touchant l’image idolâtrée est de tomber dans une posture mimétique. Mais Yann Gonzalez connaît suffisamment le giallo pour en offrir un, « tout naturellement » avec tous ses artifices. Il s’agit de « créer un espace de trouble plutôt qu’un clin d’œil »(1). Aussi Un couteau dans le cœur résonne comme un hommage à une expression populaire qu’on ne fait plus, avec ce plaisir un peu feuilletonnesque, ce merveilleux à la Franju. Ce sens du fantastique et du masque vient finalement rappeler des filiations inattendues entre Franju et Argento, et même suggérer que le cinéaste Des Yeux sans visage présageait de cette vague de cinéma populaire des années 70. Aussi, du giallo, Un Couteau dans le cœur en retrouve également la candeur souvent occultée, les archétypes de terreur et de suspense débouchant régulièrement sur un trauma pathétique, dramatique, presque à l’eau-de-rose : l’enfance maltraitée, la fureur des préjugés, l’amour contrarié. Yann Gonzalez restitue parfaitement ce ce sentimentalisme, ce climat entre violence et amertume : pourvu qu’on accepte de rentrer dans le jeu qu’il propose, derrière ce giallo queer sommeille une folle mélancolie.

L’univers du porno gay des années soixante-dix , du « porno au rabais » comme le dit le synopsis, laissait présager pour les spectateurs/voyeurs que nous sommes, saturés d’images, des scènes de sexe explicite. Or, malgré sa crudité, en dehors des meurtres et d’une scène BDSM, le film invente un univers porno pas si glauque, plus érotique que porno, où la sensualité, la joie, le plaisir l’emportent. Les (beaux) mecs, aux virilités multiples, de l’éphèbe au macho, ont envie d’y aller. Ils ont avant tout envie de jouir (de la vie) ensemble sans tabou devant une caméra. Ils réinventent sous nos yeux une famille de cul rêvée qui pique-nique le dimanche à la campagne comme dans un Renoir. Et puis en 79, il s’agit de cinéma, de pellicule, de 16 mm, de films projetés en salle, des titres à rallonge à se poiler, et même de scénarios. Le porno sur grand écran c’est nouveau, le porno homo encore plus ; un genre est né, même s’il est honni. Betamax et VHS sont encore en guerre. Et le virus du sida dort encore pour quelques temps. Archibald, l’assistant réalisateur (Nicolas Maury) finit de libérer tout ce beau monde, et nous avec, par le rire.

Ce personnage haut en couleur qui se confond avec son comédien tellement doué, aurait sans doute mérité que l’histoire s’y attarde plus. La transgression, il l’incarne encore aujourd’hui. Dans un monde globalisé où les folles, les créatures, les drags, les trans sont censés avoir disparu de la circulation, « invisibilisés », même par les pédés, euh… pardon, par les gays. Genre : si seulement ils pouvaient se cacher à la gaypride ! Où l’occidental blanc LGTB fait régner sa morale et une homophobie intériorisée. Où seul « le mariage pour tous » semble gage de progrès, d’égalité, d’évolution des mœurs (qui tente de s‘exporter de la Tunisie au Vietnam !). Où il ne s’agit plus d’être libre, hédoniste, politique mais identique. Surtout aux « hétéros ». Des clones: « we are all the same ». Rien qui ne dépasse et hop on se marie ! L’illusion désenchantée et particulière que procure alors le personnage d’Archibald, sa « fureur anale » trop fugace peut-être, ne permet pas de le raccorder à un réalisme séditieux, de lutte par exemple. Depuis Les Rencontres…, Nicolas Maury est comme un double, un miroir des songes de son réalisateur. La vision rêvée de Yann Gonzalez, son plaisir de cinéma, ici underground et porno, recrée bien des marginaux homos, travestis, drogués, antis et hors système. Mais pour les ouater d’une sorte d’innocence romantique, poétique, sensuelle ; des presque enfants, en demande d’amour. Beau comme une chanson de Jean Guidoni lorsqu’il « marchait dans les villes » ou envoûtait avec Chanson Pour Un Cadavre Exquis, Un couteau dans le coeur exalte une splendeur orgiaque, décadente et vénéneuse du spectacle de la nuit, des rues mystérieuses aux cabarets enfumés. Il s’oppose frontalement à toute forme de naturalisme. L’époque qu’il choisit fait étrangement écho à la nôtre. Attirance des contraires ? Des mêmes ? L’inspiration du réel est bien là, pour plonger sa métamorphose fantasmagorique, et le réinventer, un étonnant va-et-vient entre l’élément le tangible, autant que l’existence du cinéma gay, « Le Far West » et l’onirique.

 

Parce-que le militantisme de Yann Gonzalez est ailleurs, dans la respiration de ses personnages, leur cœur:

Déjà parce que je suis entouré dans ma vie de personnes queer, des gens qu’on ne voit pas forcément dans le cinéma français… mais cette dimension de manifeste s’est révélée après l’écriture et même après le tournage, c’est à ce moment-là que j’ai réalisé que cette marge, ces personnages homos, queer, transgenres, étaient la norme de mon film, ce dont je suis particulièrement fier aujourd’hui.(2)

Par-dessus ou en deçà les nombreux dédales de son film, tels des décors habités et vivants, des parures horrifiques ou sensuelles, entre subversion et innocence, Yann Gonzalez a une autre histoire de cinéma à raconter qui lui tient véritablement à cœur. C’est Anne (Vanessa Paradis) qui la porte de bout en bout. Celle d’un amour passion finissant avec sa monteuse (Kate Moran, sa muse) et qu’elle ne peut accepter. Son personnage s’inspire en effet d’Anne-Marie Tensi, amoureuse de sa monteuse, productrice de films gay et notamment du morbide Maléfices Pornos dont Yann Gonzalez restitue le tournage dans Un Couteau Dans Le Cœur La force de cet amour charnel contrarié, qui pousse à l’autodestruction, le mirage réaliste qu’il offre, sont source d’affects violents.

 

Elles donnent au film sa substance douce-amère, entre désespérance et attente. Par le biais des sentiments, Yann Gonzalez semble sincèrement donner à voir ce qui électrise le plus son univers de cinéma, l’amour sous toutes ses formes. Un Couteau Dans Le Cœurborde d’amour, amour pour le cinéma de genre, amour pour une période révolue et amour de la marge. Dans son monde rêvé, pas si éloigné d’un rêve d’adolescent, Vanessa Paradis revêt le costume d’Anne avec naturel et frénésie à la fois. Elle a très peu de dialogues, d’autant plus intenses. Le personnage d’Anne filme pour se sauver ; le cinéma, son autre amour, plus proche de l’amitié, qui elle dure. La comédienne entraîne avec elle une équipe enthousiasmée qui joue le jeu. Le casting séduit, magistral. Entre les comédiens inconnus et les premiers rôles, une foultitude d’acteurs géniaux, Jacques Nolot, Florence Giorgetti, Romane Bohringer, Elina Löwensohn renforcent la réalité poétique et nostalgique du film.

Tout cet amour, Un Couteau Dans Le Cœur invite le spectateur à le partager. Abandonner le réel. Entrer dans ses rêves, ses contes parodiques, un peu tourmentés, horrifiques parfois. Yann Gonzalez transmet sa joie, sa magie, ses hybridations, ses illusions et ses fantasmes de cinéma … avec une liberté absolue.

(1) Yann Gonzalez
(2) Yann Gonzalez
(3) Yann Gonzalez

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