Lucile Hadzihalilovic – « La Tour de glace »

Après le château reclus de Innocence (2004), au milieu d’une forêt aux teintes surnaturelles, où cohabite toute une communauté de petites filles soumises à une éducation étrange ; après l’île quasi dystopique de Evolution (2015), surplombant un monde sous-marin de mystère et d’énigme ;

après Earwig (2023) et sa fabuleuse traversée dans l’image et ses ténèbres traumatiques, dans le huis clos d’une maison labyrinthique aux mille recoins et passages secrets ; aux pièces obscures, ombres du passé ; et aux éclats de verre brisés, souvenirs d’une enfance fragmentée, Lucile Hadzihalilovic nous offre à nouveau une œuvre immense, portée par l’un de ses innombrables et précieux univers fantastiques, et portant son interprétation inégalée de la mémoire de l’enfance. 

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La Tour de glace s’inscrit dans le temps, au premier niveau, des années 1970, et dans l’espace majestueux et gelé des montagnes enneigées. Jeanne, jeune orpheline passionnée de « La Reine des neiges » de Andersen, fugue de son foyer reclus pour rejoindre la ville au pied de la montagne. Elle trouve refuge dans un studio de tournage, où elle s’infiltre par effraction dans le noir, sa lampe de poche dévoilant les scintillements d’une pile costumes, lit de fortune dans lequel elle se blottit pour sa première nuit. Au gré des visages aperçus et des paroles glanées depuis sa cachette, Jeanne découvre qu’elle s’est réfugiée dans le tournage du film La Reine des neiges, dont le rôle principal est tenu par Cristina, une actrice mystérieuse, figure de rêve et de fantasme.

Comme chaque fois, Lucile Hadzihalilovic nous offre un voyage en apesanteur dans les abysses : une immersion dans un univers secret, obscur et étincelant de ses propres planètes. Au-delà de l’expérience du récit, la cinéaste possède ce don de happer peu à peu les sens, d’interrompre les pulsations du réel, avant de nous faire pénétrer son cosmos. Une fois atomisé dans le monde de Lucile Hadzihalilovic, le souvenir du voyage s’estompe, comme si, malgré nous, le film nous habitait depuis un temps immémorial. La Tour de glace s’empare du conte de La Reine des neiges de Andersen, non pas pour l’adapter, mais pour en révéler l’empreinte : illustrer sa lecture et sa découverte, sa transmission et sa réminiscence. Le conte grave en l’esprit d’une enfant perdue des rêves et des peurs, réveille des figures disparues, suscite son imagination et sa quête de sens. La Reine des neiges devient une épiphanie mémorielle, un fragment de passé brisé, un miroir de renaissance, un espace de création et de reviviscence, un refuge, un espoir ; un cauchemar. 

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Dans la montagne enneigée, Jeanne, vêtue de sa veste de petit chaperon rouge, suit un chemin : le brouillard dissipe la clôture entre fuite et quête. En chutant dans la neige, elle se blesse à la tempe. Un pinceau peint la toile blanche poudreuse de taches rouges sang : tout au long de La Tour de glace, la cicatrice apparaît parfois, comme un signe ténu d’une réalité toujours là. Et la nuit tombe, et Jeanne erre dans les rues noires glaciales. Un camionneur douteux la prend en stop, et Jeanne s’enfuit au feu rouge suivant, lorsqu’il lui évoque un détour à faire avant de la ramener à la maison : Jeanne sait bien que le détour ne sera qu’une impasse, alors que son voyage n’est pas fini —finira-t-il une nuit ? Ses pas grêlent dans l’écho glacé. Les premières notes de « It’s five o’clock » de Aphrodite’s Child inondent soudain l’atmosphère : sa course l’a menée à une patinoire sur laquelle une jeune femme l’éblouit par une chorégraphie sur la surface de miroir. Elle n’est pas seule, des éclats de rire et des conversations fusent en arrière-plan, mais le regard de Jeanne semble aspiré par la figure de la patineuse, caressant la glace comme un souffle magique. La Tour de glace, comme les précédents films de Lucile Hadzihalilovic, invite à plonger dans la nuit : le silence opaque, les ombres invisibles, les reflets de lune, le réel évaporé, le temps ralenti, qui ouvre des fissures sur les paysages du rêve, et laisse errer les fantômes —imaginaires et figuratifs.

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La Tour de glace rend hommage à l’amour —parfois obsessionnel— du récit, de la féérie du conte, qui par essence conjure les angoisses et les traumatismes d’enfance : dès l’ouverture, une voix narrative introduit le royaume enneigé de la Reine, et, quelques images plus tard, Jeanne lit le conte éponyme à sa petite sœur, réveillée en sursaut par un cauchemar. Elle lui présente La Reine des neiges comme un personnage extraordinaire, à la fois admirable et effrayant, personnage qu’elle rencontre au cours de sa fugue : d’abord lors de sa sidération face à la patineuse artistique nocturne, dont elle récupère le portefeuille malencontreusement tombé à terre quelques instants plus tard ; puis, lorsqu’elle trouve refuge dans les coulisses d’un studio de tournage, où elle tombe nez à nez avec Cristina, l’actrice de La Reine des neiges —interprétée par une Marion Cotillard remarquablement subtile, profonde et ensorcelante—, qui exerce sur Jeanne un pouvoir magnétique, à la fois merveilleux et maléfique. Cristina joue-t-elle seulement le rôle de la Reine ? Car lorsqu’une membre de l’équipe du tournage surprend Jeanne avec un fragment de cristal dans sa poche —qu’elle a détaché discrètement de la robe du personnage—, elle la met en garde contre la colère de la Reine si elle découvrait le vol. Lucile Hadzihalilovic, par la mise en abyme du studio de tournage, joue constamment avec les frontières entre le réel et la fiction, jusqu’à gommer les distinctions dans le tournage fictif lui-même. Jeanne y devient une actrice de La Reine des neiges, sous l’identité de la patineuse artistique, Bianca. 

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Cristina devient peu à peu une figure ensorcelante, au regard empli d’omniscience et de pouvoir, auquel Jeanne / Bianca succombe aisément, comme si l’actrice l’avait invitée à rejoindre son rêve —ou son cauchemar. Un rêve de cinéma, car les cristaux de glace ornant la robe de la reine font miroiter des éclats de All About Eve, de Vertigo, de Dario Argento : La Tour de glace projette des faisceaux de souvenirs et de rêves, qu’ils soient des traces cinématographiques du passé pour la réalisatrice, des douleurs enfouies et secrètes de la protagoniste, des fantasmes d’une actrice fictive. Rayonnant ensemble comme un lustre carillonnant, le film convoque une mélancolie mystérieuse, opaque et bouleversante, qui se reflète dans le regard abyssal de Jeanne / Bianca —interprétée en tant que premier rôle par Clara Pacini, qui incarne avec une justesse inespérée un personnage d’une profondeur inespérée. L’œuvre « Fête des Belles Eaux » du compositeur Olivier Messiaen, à la tonalité parfois très herrmannienne, embrasse miraculeusement cet univers d’ombres et de lumières fantomatiques, convoquant une atmosphère lente de douleur et de tendresse, sur le grain de l’image poudreuse et craquelée comme de la pellicule de neige, l’obscurité ondoyante et abyssale, les reflets étincelants de la robe, la lampe torche dans la nuit de plomb.

La Tour de glace révèle une fois de plus la magie de Lucile Hadzihalilovic : même le plus froid des paysages convoque la plus brûlante des émotions.

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A propos de Eléonore VIGIER

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