Dans une époque où des androïdes sont employés comme domestiques, on imagine l’univers froid, sinistre et désenchanté de Blade Runner. Mais cette noirceur n’est pas à l’œuvre dans After Yang, tiré du recueil de nouvelles Children of the New World par Alexander Weinstein. Récit d’anticipation, le film emprunte au cyberpunk pour ce qui est d’une malveillance chez les fabricants d’androïdes, désireux de récupérer les données numériques de leurs clients. Mais il s’en éloigne nettement, tant par sa forme que par son propos : la photographie, davantage édulcorée que pessimiste, met en jeu des questionnements quant à la famille, au sentiment d’appartenance et aux souvenirs, s’inscrivant dans une perspective métaphysique. En cela, il serait plus proche de l’inspiration d’un Fukuda sur le magnifique Sayonara.

Un androide est allongé sur un plan de travail, divers outils accrochés sur le mur à côté de lui.

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Un jour, Yang, l’androïde domestique de la famille de Jake, sa femme Kyra et leur fille Mika, cesse brutalement de fonctionner. Un deuil étrange se prononce alors, puisque Jake se retrouve en possession de toute la mémoire de Yang. Grâce à la puce de l’androïde, il est en mesure de scruter, un à un, ses fragments vécus.

Kogonada situe son récit dans un futur proche : il invite à une expérience de pensée quant au rapport aux souvenirs, a priori propre à l’humain. Le thème de l’intelligence artificielle interroge d’abord sa définition, en dégage ses spécificités, avant de dériver vers un questionnement métaphysique, autour de l’identité. Ainsi, Mika, bouleversée, rapporte à Yang que des camarades de classe lui ont méchamment proféré que ses Jake et Kyra n’étaient pas ses « vrais parents ». Plus tard, alors qu’ils se promènent tous les deux dans le jardin, Yang explique à la petite fille que les embranchements des feuilles de l’arbre, qu’ils soient naturels ou artificiels, existent en tant que tel, et que c’est cette existence-là qui suffit à prouver la réalité de la famille. 

Une petite fille et un androïde homme se parlent dans un jardin.

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De la même manière, la passion du père pour le thé donne lieu à d’autres questionnements existentiels : « Il n’y a pas d’existence sans le néant », conclut l’androïde. Un morceau récurrent de la bande-son, Glide, repris par la chanteuse nippo-américaine Mitski, est d’ailleurs à ce titre évocateur des tourments existentiels à l’œuvre : « I wanna be just like a melody, […] Like in harmony ». Car, en effet, After Yang est porté par une quête identitaire, où l’existence de chacun est interrogé dans son rapport à l’autre. On pourrait cependant presque regretter que les séquences soient souvent noyées dans une musique quelque peu insipide, qui empêche parfois d’en apprécier toute la teneur. Le film de Kogonada emprunte aussi à Spike Jonze, dans Her, en faisant de l’intelligence artificielle un refuge pour l’homme en proie à un désoeuvrement mélancolique, et un doute quant à sa place dans le monde.

Un androïde se regarde dans le miroir, perplexe.

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Grâce à un montage particulièrement ingénieux, le cinéaste joue avec la mise en abyme du spectateur de cinéma : Jake, qui se plonge dans les souvenirs de Yang grâce à des lunettes destinées à la lecture de sa puce mémoire, est si captivé que l’irruption de sa fille lui arrache un sursaut. Celle-ci l’interroge alors sur le « film » qu’il regarde. Bouleversé par ce qu’il vient de vivre, son père lance, au hasard, « Un documentaire sur le thé ». Le choix du terme « documentaire » n’est pas anodin en ce sens où le personnage cherche peut-être, en effet, à tirer un enseignement personnel de cette pellicule. D’ailleurs, la quête herméneutique qu’il entreprend, par son visionnage frénétique des images mémorielles de Yang, empreinte de voyeurisme, le pousse à manipuler les images, à les revoir sous divers angles, à les superposer, comme pour créer son propre film, il ne cesse de manipuler les images, de les revoir sous divers angles, de les superposer. On perçoit ici que l’homme rêve de trouver un sens, une explication originelle à l’existence —qu’elle soit humaine ou artificielle. Cette manipulation effrénée de la photographie n’est pas sans rappeler le procédé d’Antonioni dans Blow-Up, où le protagoniste, comme Jake, désabusé, s’enfonce dans une forme de psychose de l’image, d’une volonté presque obsessionnelle de percevoir ce qu’elle recèle réellement et ce qu’elle signifie. La scène de la photo de famille, point central d’After Yang, renvoie au film d’Antonioni y compris dans une esthétique dont la pureté évoque le cauchemar. Le père demande avec insistance à Yang de ne pas oublier de les rejoindre pour la photo, alors que ce dernier prend son temps pour cadrer à sa convenance l’objectif de l’appareil. La frontière est ténue entre l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine, Jake sous-entendant qu’il serait possible pour l’androïde d’oublier.

Un androïde et une petite fille sur un banc.

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Toute la beauté discrète d’After Yang sommeille dans ses plans fixes géométriques et flamboyants qui nourrissent une esthétique electro : on pense notamment au générique du début, où des familles participent à un concours de danse, suivant mécaniquement une chorégraphie de plus en plus technique. L’alternance des portraits familiaux en monochromie avec la musique cadencée annonce le drame à venir —la mort de l’androïde, ponctuée par les encouragements psalmodiques d’une voix féminine. 

Une famille exécute une chorégraphie de danse, sur un fond monochrome bleu.

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Dans une photographie limpide, Kogonada pose les jalons d’une réflexion sur l’identité humaine et ce qui la façonne. Et d’ailleurs, son directeur de la photographie (Benjamin Loeb), a évoqué, après le tournage du film, s’être particulièrement entendu avec le réalisateur, tous deux étant passionnés par les plans larges propres au cinéma d’Ozu. After Yang signe alors une réécriture à la fois référencée et originale de la nouvelle « Saying Goodbye To Yang ».

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A propos de Eléonore VIGIER

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