Une jeune femme, Clara (Lula Cotton Frapier), rentre d’une soirée entre filles, préférant dormir dans sa chambre que chez son amie Nanie (Pauline Serieys). Sur le chemin du retour, un garçon l’interpelle, elle s’arrête ; il est cagoulé, elle a un mouvement de recul. Il lui jette au visage un bocal de liquide inflammable et l’immole. Nous venons assurément d’assister à un meurtre horrible, avec un coupable anonyme et sans visage et une victime qui a eu pour seul tort de marcher dans les rues de son village à trois heures du matin. Mais une fille comme Clara n’est-elle pas, de façon consciente ou non, considérée comme suspecte aux yeux du monde ?
Ce questionnement semble être la raison d’être de ce film policier remarquablement écrit qu’est La Nuit du 12, septième long métrage du cinéaste Dominik Moll, et sans nul doute son meilleur. L’œuvre se concentre pourtant essentiellement sur l’enquête visant à résoudre le mystère du crime et à punir le mal engendré sur la jeune femme ; rien n’est finalement plus simple, limpide, commun que cette démarche de whodunit vieille comme le récit policier. Sauf que Dominik Moll et son fidèle comparse d’écriture Gilles Marchand dégraissent leur fiction de toute ambition ludique, et ceci dès le carton d’ouverture. Le film ne jouera jamais sur le fil du suspense ou sur le plaisir du rebondissement : son texte introductif nous dit d’emblée que l’enquête n’aboutira pas, annonçant un enlisement des investigations faisant penser au fameux Zodiac de David Fincher (2007), chef-d’oeuvre qui théorisait de façon puissante le récit d’enquête en faisant de la prolifération de signes et d’informations un moyen paradoxal de toucher à l’irrésolution. La Nuit du 12 s’inscrit cependant là encore en faux par rapport au modèle puisque de saut de puce en saut de puce, d’interrogatoire en garde à vue, chaque évolution se change en soustraction, aboutit à la dévitalisation des indices et des solutions possibles. Le film de Moll devient au fur et à mesure une sorte d’anti-Zodiac, un trou noir avalant progressivement tous les signes plutôt qu’un objet filmique multipliant à perte les indices et les possibles, débouchant néanmoins dans les deux cas au même résultat : la voie sans issue.
Si, donc, l’enjeu de La Nuit du 12 n’est pas de résoudre l’enquête ni de chercher à théoriser le genre par le récit de l’enlisement, quel est-il ? Certainement celui de sonder pourquoi l’enquête sera ici déceptive et d’emblée décrite comme telle. Dans la dernière partie du film, alors que le dossier du meurtre de Clara est rouvert par une juge nouvellement arrivée (et très joliment interprétée par Anouk Grinberg), Yohan, capitaine de l’équipe d’investigation (Bastien Bouillon, acteur ici époustouflant ressemblant physiquement à Sergi Lopez mais adoptant le jeu tout en retenue inquiétante ainsi que la voix de Laurent Lucas, mêlant ainsi en un seul immense interprète les deux têtes d’affiche du plus grand succès de Moll, Harry, un ami qui vous veut du bien [2000]), dit que lui et ses collègues « ont merdé » mais sans véritablement savoir à quel moment ni dans quelles circonstances. Ce passage semble capital, portant l’accent sur le caractère parallèle du meurtre et de l’irrésolution de l’enquête qui cherche à en résoudre les zones d’ombre, tout aussi mystérieux voire abstrait l’un que l’autre. Voilà où se situe vraiment l’enjeu de La Nuit du 12 : porter son attention sur cette abstraction, tenter l’hypothèse d’une explication qui se trouve dans les méandres des réflexions contemporaines sur les rapports conflictuelles entre les hommes et les femmes. Il n’y a rien de véritablement militant dans le film de Dominik Moll, seulement une forme de constat mise en évidence par le récit et par de magnifiques dialogues, parmi les plus beaux entendus dans le cinéma français depuis très longtemps. Qu’est-ce qui fait que la victime, comme vu plus haut, devienne suspecte aux yeux d’une partie des enquêteurs de la brigade criminelle du simple fait qu’elle multipliait les conquêtes amoureuses ? que Yohan, travaillant pourtant de façon acharnée sur la résolution de l’enquête, se concentre en priorité sur les amours de Clara, allant jusqu’à reprocher à la meilleure amie de celle-ci de ne lui donner les informations qu’au compte-gouttes et, par ricochet, blâmant la victime d’avoir multiplié les suspects en multipliant les coucheries et les jalousies probables ? que les hommes fantasment avec morbidité sur l’immolation qu’ils feraient subir aux femmes ? que les enquêtes criminelles aux coupables majoritairement masculins soient confiées à un corps policier comportant plus d’hommes que d’éléments féminins ?
Mettant sur le gril six jeunes suspects tous disculpés d’une façon ou d’une autre, l’enquête importe finalement moins comme pur récit policier que comme véhicule permettant à Dominik Moll de faire le portrait lucide d’une toxicité masculine malheureusement inscrite dans les gènes de nos sociétés influencées par une idéologie patriarcale particulièrement tenace. Les uns violentent ; les autres tentent d’expliquer ou d’excuser, s’en amusent, cherchent à alléger le poids du mal engendré par cette brutalité ; même ceux qui semblent les plus ouverts, les plus sentimentaux, sont inconsciemment touchés par cette toxicité (Yohan et ses interrogatoires récurrents sur les amants de la victime ; son adjoint Marceau [Bouli Lanners], réagissant par la violence physique envers un homme battant sa femme, cherchant moins à le punir qu’à décharger la colère de son orgueil blessé par sa femme adultère…). Le constat est sans appel : la raison pour laquelle Yohan et sa brigade « ont merdé » se situe bien dans l’abstraction d’un système social où les femmes sont désavantagées, ceci jusque dans la justice qui leur est due face aux violences qu’elles pourraient subir.
Nous pourrions trouver l’introduction des personnages de policiers trop artificielle (une scène de pot de départ à la retraite pour le coup vraiment mauvaise) ; nous pourrions insister sur une symbolique parfois trop appuyée (Yohan tournant en rond dans son vélodrome ; les nombreuses occurrences de chats semblant ponctuer l’intrigue de façon trop voyante…). Nous préférerons laisser de côté ces maigres défauts pour nous concentrer sur la qualité supérieure de l’écriture scénaristique d’un film qui choisit d’insérer la force de son discours au sein de son intrigue et de la caractérisation de ses personnages plutôt que de l’asséner d’une manière antipathiquement démonstrative, sur son classicisme formelle renforçant encore la solidité et l’intelligence d’une œuvre toute en discrétion, ainsi que sur la puissance d’acteurs tous absolument parfaits. Tout ceci fait de La Nuit du 12 une belle réussite dans le registre policier français contemporain, de même qu’une réflexion très mélancolique, d’ordre presque philosophique, sur l’apparente et triste impossibilité systémique, irrationnelle, d’une égalité entre le masculin et le féminin.
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Romain
La premiere scène est il est vrai un peu ratée ! Mais elle installe déjà le propos que vous décrivez avec le commissaire partant en retraite qui gratifie ses collègues d’un « bande de salopes » rieur parce qu’ils viennent de lui faire le cadeau … d’un dessin grivois où on le retrouve déguisé en « femme vénale », dessinée cuisses écartées et avec des cornes de diable.
Et d’accord avec vous sur quelques symboliques trop appuyées mais j’aime bien l’idée des chats qui renvoient aux sorcieres et donc à Clara, que les hommes auraient bien foutue sur un bûcher si c’était encore l’époque