[Reprise de l’article écrit à l’occasion de L’Etrange Festival 2022]

La Femme de Tchaïkovski aura été le film de la liberté pour Kirill Serebrennikov, qui jusqu’à son précédent long La Fièvre de Petrov, était assigné à résidence en Russie par les autorités. Partie bredouille au dernier Festival international du film de Cannes, cette peinture « d’époque » vaut pourtant bien plus que la Palme d’or qui a été décernée à Sans filtre, de Ruben Östlund. Le Russe et le Suédois figuraient d’ailleurs à la programmation Mondovision du 28e Etrange Festival, au Forum des Images. Retour sur le premier, qui nous a bouleversés.

Dans les années 1870, Antonina Milioukova tombe folle amoureuse du compositeur Piotr Ilitch Tchaïkovski au premier regard. Elle-même ne saurait l’expliquer. C’est comme ça, elle a envie de le servir jusqu’à la fin de ses jours. Elle ne connaît pourtant pas le génie musical de cet homme devenu a posteriori patrimoine culturel russe. Elle demande à sa tante de le lui présenter, elle commence à fréquenter les cours du Conservatoire pour le voir à l’ouvrage avec ses élèves, elle lui écrit une lettre, puis deux. Le barbu discret se dit « irritable », « trop vieux », plus enclin à l’amour calme qu’à la passion dévorante. Il ne peut tout de même pas lui avouer qu’il aime  les jeunes hommes… Il n’en faut pourtant pas beaucoup pour que Tchaïkovski se laisse convaincre par Antonina. Après tout, un célibataire endurci est toujours mieux marié pour éviter les rumeurs sur son compte.

La Femme de Tchaïkovski

Copyright Bac Films

Et dès le début du film, la fabuleuse Alyona Mikhailova porte en elle une dignité de la représentation. Elle se voulait « femme de », elle y est parvenue. C’est en choisissant les mots qui vont orner le cercueil de son mari qu’elle incarne d’emblée le pouvoir de l’accompagnante humainement réalisée : « Son épouse qui l’idolâtrait ». Ses regards ont la tête haute, mais illustrent un questionnement perpétuel. Le visage trahit la souffrance d’un amour non-partagé, et en même temps la joie immense d’avoir atteint son rêve. Il suffit de la voir se mettre au piano pour comprendre le lien indestructible qui l’accroche à l’homme de musique – in fine, le seul qu’elle puisse réellement avoir –. L’instrument est la caractérisation physique et charnelle de la relation qu’elle fantasmait avec ferveur, à travers la musique, qu’elle a apprise dans la finalité d’apprivoiser Piotr Ilitch. Pendant ce temps, le compositeur s’absente un peu, beaucoup, passionnément, pour ne pas avoir à subir cette présence maritale qui l’oppresse, ces devoirs conjugaux impossibles, le mutisme sur sa sexualité qui le bâillonne. Odin Lund Biron incarne Tchaïkovski avec pudeur, dans une sorte d’allégorie de la mélancolie, telle que l’écoute de ses œuvres le laisse imaginer. Le compositeur de la Symphonie pathétique n’est pas très doué en relations humaines, même avec ses amis – amants ? – qu’il rencontre par hasard en présence de son épouse. Antonina ne dit rien, bien qu’étonnée des accès de joie soudains du mari. On a beau la mettre en garde, elle souhaite malgré tout s‘attacher à son « trophée ».

La Femme de Tchaïkovski

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Derrière le film à costumes léché – la photographie met tout si bien en valeur ! –, Kirill Serebrennikov fait preuve de plus de retenue visuelle que dans ses deux précédents films (Leto et La Fièvre de Petrov), sans perdre la maestria technique qui le caractérise. Chez lui, le plan-séquence fait voir le hors-champ d’un instant, dépeint une réalité sociale, s’approprie le temps, et accompagne la douleur continue d’Antonina. La chandelle blafarde aide à mieux épouser les contours d’une folle chimère ou d’un rêve mal dégrossi. Le cinéaste raconte par l’image le récit de cette femme invisibilisée pour le simple fait d’avoir aimé la mauvaise personne ou de s’être entêtée, dans une société où on ne demande pas l’avis d’une jeune idéaliste. Si le vertige de La Fièvre de Petrov était plus ostentatoire dans sa mise en scène, la folie croissante d’Antonina se ressent ici de façon plus abstraite, d’un bloc de silence, dans différents éclairages symboliques : les mouches, la religion, la pauvreté, le présage. Antonina va même jusqu’à porter fièrement le fait d’avoir un personnage tchaïkovskien malheureux à son image dans l’opéra Eugène Onéguine. Tatiana, comme elle, symbolise cette volonté d’amour bel et bien inassouvie. Elle lui envoie une lettre enflammée, Onéguine refuse ses avances. Cependant, dans l’œuvre scénique, Tatiana finit par épouser le prince Grémine, et laisse Eugène seul et désespéré après qu’il lui confesse ses sentiments, car elle ne peut être infidèle à son mari. Antonina accepte justement les railleries à son égard parce qu’elle est Tchaïkovskaïa, elle se sent vivre parce que couchée par la plume de son mari, dans le plaisir ultime de la procuration artistique, et sent à travers Onéguine la vengeance de sa condition. Elle survit à la honte du monde réel par l’honneur triomphal de Tatiana. Elle ne peut s’accomplir en société qu’en incarnant les reliefs d’un personnage fictif, ce que Kirill Serebrennikov exprime magistralement par une onirique scène de danse conclusive, dans une déambulation labyrinthique.

La Femme de Tchaïkovski

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L’intelligence de la bande originale consiste à ne pas compiler les hits de Tchaïkovski pour faire correspondre 25 ans de souffrance aux images, mais plutôt à utiliser des fragments courts de lignes mélodiques qui, superposées, marquent la confusion d’Antonina. Après tout, le film n’est pas sur le compositeur, mais sur sa femme, dont l’éloignement physique avec son mari ne peut lui donner la satisfaction de la musique en cours de création. La dialectique passe par les souvenirs de motifs musicaux, d’un portrait idéal de Piotr Ilitch. La Femme de Tchaïkovski est un film sur la (re)constitution de la mémoire, auditive et visuelle, d’une vie décomposée avant même de se former entièrement. Ce que peut le cinéma, Serebrennikov le transcende dans le brio de la sobriété absolue, tandis que la somme des expériences vécues par les personnages gravit à elle seule les échelons d’une émotion intense. On ne salue pas seulement ici l’exceptionnelle résilience d’une femme malmenée ou délaissée, on est aux premières loges d’un amour vampirique, origine de remords et de tristesse destructrice. Par la texture des barbes, cheveux, mains et nuques, par les plis des étoffes, le réalisateur élabore le support matériel et visuel du toucher, pour un sublime requiem à la liberté de vouloir l’inatteignable, plus forte que le destin lui-même.

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A propos de Thibault Vicq

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