L’efficacité narrative d’un film d’auteur atmosphérique à la lenteur assumée est rarement ce qui vient à l’esprit pour défendre un type de cinéma radical et très personnel. Pourtant, malgré son opacité et sa fausse nonchalance, Domingo et la brume expose avec une grande rigueur d’écriture ses enjeux dès l’introduction. La caméra suit de dos un homme âgé vêtu d’un ciré jaune qui marche sur une route. Une discussion démarre en voix off entre une femme et un commercial, ce dernier lui vantant les mérites d’un projet de construction autoroutier. Cet échange a bel et bien lieu au même moment, un peu plus loin sur le trajet de Domingo, personnage solitaire depuis le décès de sa femme, qui vit dans les montagnes tropicales du Costa Rica. En une séquence, le sujet central est posé. Le vieil homme, sans que rien ne soit précisé, apparaît d’emblée comme un obstacle aux promoteurs qui souhaitent bien le déposséder de sa terre, quitte à user comme on le verra par la suite de méthodes intimidantes. Mais c’est sans compter la ténacité de cet ermite, viscéralement attaché à sa terre, ce territoire qui le lie encore à ses origines et à son épouse. La teneur politique du film, simple et implacable, croise rapidement le surnaturel : un magnifique travelling avant au cœur de la végétation suit l’émergence d’une brume qui, étrangement, n‘apparaît pas réellement comme une menace, fonction habituelle de cette condition météorologique, du cinéma expressionniste au Fog de John Carpenter, auquel on songe immédiatement par réflexe. Cette brume, présence insolite, laisse en suspens les explications rationnelles, supportant les interprétations diverses. Néanmoins, il n’est pas interdit de la voir comme la manifestation physique du brouillard spirituel qui enveloppe Domingo, replié sur lui-même depuis qu’il est veuf, incapable de faire son deuil au point de converser avec le fantôme de sa femme. La belle étrangeté du film tient à cette hybridation des genres, cette greffe réussie et atypique entre le surnaturel et le réalisme.

Domingo et la brume: Carlos Ureña

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Dans la lignée de La Fièvre, le très beau film onirique de la brésilienne Maya Da-Rin sorti il y a deux ans, Ariel Escalante Mesa, après un premier long remarqué, The Sounds of things (qui représenta le Costa Rica aux Oscar en 2018), signe une étonnante fable sociale et politique à travers le portrait touchant d’un vieil homme, symbole d’une forme de résistance et d’espoir face au progrès perçu, au moins dans sa dimension allégorique, comme destructeur. Le cinéaste dresse aussi le constat alarmant d’une population rurale de plus en plus pauvre saignée par un système oppressant et injuste. La mise en scène, privilégiant les plans fixes alternant avec d’élégants mouvements de caméra, dans son beau format hybride (du 1.50) aux angles arrondis, ne cède pas aux sirènes du naturalisme. Le réalisateur maintient un cap, intégrant le fantastique comme un élément à part entière, dans toute sa frontalité, rappelant parfois la beauté des grandes séries B de Jacques Tourneur. L’une des plus belles idées du film, à la fois risquée et poétique, est de donner à cette brume une âme, une existence réelle, lui prêtant une voix féminine douce et envoûtante. Cette ambivalence entre la dimension purement irréelle et cet ancrage dans un contexte économique déprimant, est matérialisée à l’écran par des choix esthétiques forts, des magnifiques éclairages bleutés de nuit à la précision des cadrages, le tout nimbé d’une bande-son exceptionnelle, entre les bruitages naturels de la végétation et la musique planante aux sonorités discrètement électroniques composée par Alberto Torres, évoquant parfois l’univers d’Apichatpong Weerasethakul.

Domingo et la brume: Carlos Ureña

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Domingo et la brume, tourné en partie avec des acteurs non-professionnels, révèle aussi un comédien sensationnel, à la fois débutant et confirmé, Carlos Ureña. Débutant car il s’agit de sa première prestation au cinéma. Confirmé pour la simple raison qu’il a fait des études d’art dramatique. Magnétique et authentique, il vampirise l’écran, créant avec les éléments naturels une ambiance hypnotique qui ne vous lâche pas, en dépit d’un rythme parfois contemplatif. Une belle réussite d’une tradition sud-américaine, le réalisme magique, qui, de la littérature au cinéma, continue à perdurer pour le bonheur des spectateurs ouverts à l’invitation d’un jeune metteur en scène à suivre.

(COSTA-RICA) de Ariel Escalante Mesa avec Carlos Ureña, Sylvia Sossa, Esteban Brenes Serrano

 

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