De Leto (L’Été), on gardera en tête son infinie douceur, nourrie par un beau noir et blanc et une bande-son nostalgique, où l’on retrouve Viktor Tsoï, Zoopark, Lou Reed, Iggy Pop, les Talking Heads… À la charnière du mouvement punk et de la cold wave, le film retrace la formation du groupe Kino sous l’influence et la protection de Mike, chanteur de Zoopark. Le film fait revivre la scène rock du début des années 80 et la création du Leningrad Rock Club, au souffle contestataire.

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Le fait que Kirill Serebrennikov soit assigné à résidence et qu’il n’ait pu se rendre à Cannes au printemps dernier pour présenter son film donne à Leto son importance symbolique. La soif de liberté créatrice et l’esprit de contestation jugulés autorisent forcément le parallèle entre la période communiste de la pré-perestroïka et le régime actuel. On ressent bien la rébellion liée au mouvement punk et la façon dont une jeunesse éprise de liberté veut s’exprimer. Le film s’ouvre sur une scène où des jeunes gens font le mur « à l’envers », c’est-à-dire pour entrer dans un lieu où ils seront les auditeurs clandestins d’un concert. Car avec la musique venue de l’occident et qui circule sous le manteau, c’est tout un esprit subversif et corrosif qui souhaite s’affirmer. Cette volonté de nous emmener hors des sentiers battus, on peut l’éprouver dans deux scènes, celle du train et celle du tram, qui s’autonomisent dans la narration au point de former des clips. Dans le train, la jeunesse crache au visage des fonctionnaires et des bien-pensants en mettant sens dessus-dessous un wagon, sur un Psycho Killer au refrain bien senti de « Run run run /              Run away ». Dans le tram, ce sont tous les passagers qui reprennent The Passenger, sur mode sérieux puis burlesque qui envoie valser toute la bien-pensance. Ces séquences, tout comme celle où Mike chante A Perfect Day avec une inconnue croisée dans la nuit deviennent iconiques au point de faire de Leto de film musical qui embarque le spectateur dans une sorte de visite sonore historique.

Mais finalement le film se contente assez bien de sa bande-son et ne sort pas des rails. S’il montre le grain de folie de cette jeunesse, il manque lui-même de folie dans sa mise en scène et ne décolle pas vraiment. Le goût de la plaisanterie sauve bien heureusement de l’hagiographie, mais ne parvient pas tout à fait à débarrasser le film de ses tics formels. Ils se manifestent par exemple dans un graphisme sur-imprimé à l’image. Ce qui, la première fois, peut passer pour une expérimentation audacieuse, ressortit plutôt au procédé à force de systématisme. De même, l’intervention d’un personnage qui rompt le fil narratif pour signaler que « bien sûr tout cela n’a pas existé » est d’abord rafraîchissante, puis elle devient un élément formel comme un autre. L’esprit en est somme toute ludique et le spectateur se prête aisément au jeu fantasmatique de la transgression du réel et du retour à la réalité. Mais le film est plus sage que ce qu’il veut montrer et cela est renforcé par le côté mimétique de ses retrouvailles avec des moments de clips russes des années 1980.

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On notera de beaux moments lyriques, comme la séquence qui succède au travelling dans les bois, où l’on voit le groupe d’amis de Mike arriver sur la plage. La mise en scène est délicate dans sa manière de montrer les personnages qui se libèrent du carcan social, guitare à la main et corps déchaînés. Mais Leto peine à dépasser le sentiment de nostalgie qu’il insuffle et qui le porte de bout en bout. Si la scène de la plage s’impose comme un moment-clé de l’intrigue, en signant la complicité entre Viktor, Mike et Natalia, l’épouse de Mike, elle reste elle aussi une scène autonome dans la succession des situations filmées. Il manque peut-être à Leto une dynamique par laquelle il pourrait affirmer son propos de façon plus tranchante. Si le tube de Viktor Tsoï Konshitsya Leto soulève une certaine émotion par laquelle le spectateur se plaît à s’identifier aux symboles musicaux et libertaires d’une époque, il nous laisse en attente d’un transport autrement plus immersif.

Pourtant, le scénario ne manque pas de matière. Outre la formation du groupe Kino – où la vraisemblance des faits relatés n’est pas l’objet premier du film – Leto raconte aussi le trouble des sentiments au sein d’un trio. C’est peut-être là la dimension la plus intéressante et la plus subtile du film. La relation ambiguë entre Natalia et Viktor, qui traversent la ville pour porter une tasse de café chaud à Mike, suscite l’intérêt par ses atermoiements et ses non-dits. Les enjeux amoureux sont pris dans des liens de complicité et d’amitié qui dépassent les limites de la conjugalité. En écho au climat politique oppressant, l’amour pourrait être une cage que ces êtres désirants veulent fuir, tout en se rendant compte que la liberté rêvée n’est qu’un leurre. Leto réussit à capter ces hésitations avec autant de poésie et de justesse qu’il parvient à les incruster dans la beauté de Leningrad, ville traversée par les eaux et qui fait dire à Mike qu’une fois les ponts levés, on ne peut plus passer de l’autre côté. Sage prémonition qui étoffe le film de plusieurs niveaux de lecture. Car comment comprendre le clin d’oeil aux paroles de la chanson de Blondie, Call Me, que Mike traduit à Natacha, si ce n’est qu’il souligne leur lien indéfectible, au-delà de toute trahison possible ?

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Finalement, même si Leto n’est pas aussi contestataire et marginal que l’époque qu’il veut montrer,  il reste un film tout à fait sympathique et parfois poignant. On regrette surtout que la figure magnétique de Viktor Tsoï ne ressorte pas tant que cela. Pour saisir l’aura mythique du chanteur,  on se référera davantage à L’Aiguille de Rachid Nougmanov, tourné en 1990, un an avant la mort du chanteur.

Russie

Durée : 2h06.

 

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