Jawad Bekloul et Belkacem Benhaddou sont deux hommes aux parcours différents : l’un a vécu en milieu rural à l’arrivée de son père venant d’Algérie et qui souhaitait les meilleures conditions de vie possibles pour ses enfants ; l’autre a grandi en cité HLM, faisait partie d’un petit gang où il « guettait » et a vu un ami mourir dans la petite guerre délinquante de sa banlieue. Rien ne les prédestinait à se rencontrer, à l’exception de leur talent de raseteur durant le championnat de course camarguaise, épreuve lors de laquelle ils ravissent le cœur d’un public globalement conquis. Une jeunesse française, documentaire réalisé par Jérémie Battaglia, se donne comme ambition de faire les portraits croisés des deux champions locaux, pour lesquels leur sport n’est pas qu’un sport, et dans l’exercice duquel ils cultivent d’autres différences : celles de leur niveau respectif dans les arènes camarguaises, de leur compétitivité, du besoin qu’ils ont de se retrouver le week-end face aux taureaux les chargeant parfois colériquement.

Le raseteur Belkacem Benhaddou (©Vues du Québec Distribution)

« J’ai besoin de cette peur », dit Belkacem Benhaddou alors que, blessé, il ne peut pas concourir, sans cependant qu’il ne perde sa première place au championnat. Ce que décrit le raseteur se trouve être quelque chose que l’on pourrait comparer à un instinct de mort, cette mise en danger de soi servant de carburant à tous les membres de cette communauté. Pourquoi ce besoin sinon pour éprouver le monde qui les entoure, tout autant celui, illusoire, presque théâtralisé, de l’arène dans laquelle ils sont des princes, que celui, parfois cruel, du réel ? Et le film de se faire le témoin de la vie douloureuse des deux hommes, le témoin comptable de leurs blessures, de leurs craintes, de celles subies par leur entourage, des insultes racistes qu’ils essuient dans et hors de l’arène.

C’est par leur caractère atypique que les deux garçons et leur trajectoire respective passionnent. Caractérisés par le vampirisme que leur passion pour les concours taurins exerce sur eux, Jawad et Belkacem se définissent par ricochet par l’alliance de leur corporéité malmenée et de leur solitude face à un monde qui ne peut pas forcément les comprendre. De ce point de vue, le rapport des deux hommes à leur famille semble capital. Les parents de Jawad, contrairement à ceux de Belkacem, brillent par leur absence dans Une jeunesse française, n’agréant pas le choix de leur fils, ceci depuis l’adolescence où il prenait pour prétexte d’aller s’entraîner au foot le mercredi après-midi pour mieux zoner dans les fermes taurines du coin, et jusqu’à l’âge adulte où ils refusent, presque par honte, de voir leur enfant devenu adulte raseter dans l’arène. Le cadre de Belkacem diffère du fait que son père était auparavant une figure des courses camarguaises et que sa mère, dont il s’occupe de manière attentionnée et qui cuisine (apparemment très bien) pour lui, ne le rejette pas, mais le résultat reste le même : jamais la vieille dame, par peur, n’ira le voir toréer, se jeter devant les pattes et les cornes pointues des furieux bovidés avant de s’envoler au-dessus des rambardes pour se poser sur les murs les jouxtant, comme de drôles d’oiseaux habillés de blanc ; de même, lorsqu’on demande au neveu de « tonton Kacem » s’il prendra sa suite, le gosse répond assurément par la négative.

De drôles d’oiseaux habillés de blanc (©Vues du Québec Distribution)

De fait, la reconnaissance a lieu dans l’arène et non hors d’elle, faisant des athlètes de ce sport local de nouveaux gladiateurs, impression redoublée par quelques étapes de leur compétition qui ont l’occasion de se dérouler dans des théâtres antiques. Ces lieux ont jadis vu, et voient donc encore la sueur, le sang et les larmes de ces héros lorsqu’ils sont combattants, et marginalisés une fois sortis de leur condition d’instrument de distraction humaine pour un public plus ou moins comblé selon les jours (la séquence des deux grands-mères critiquant la combativité d’un taureau trop mollasson à leur goût, ne mettant pas assez en danger les raseteurs et gâchant par là même le spectacle). Les champions de courses camarguaises, sport de niche, n’ont pas, bien entendu, la renommée ni le salaire des millionnaires du foot, et sont obligés d’exercer une activité professionnelle leur permettant de subsister à leurs besoins et à ceux de leur famille. Une jeunesse française pointe ainsi l’ingratitude de la vie de ces héros situés hors des radars, dont ils sont conscients (Belkacem exprime bien son souhait de ne pas voir son fils suivre sa trajectoire). Reposons la question : où le besoin de la mortification presque masochiste de ces raseteurs se trouve-t-il, donc ?

Jawad Bekloul après encornement (©Vues du Québec Distribution)

Réponse : dans le souci de reconnaissance qui les taraude. Enfants d’immigrés devant encore lutter pour trouver leur place dans une région encore minée par le racisme (l’extrême-droite s’y ancre encore aujourd’hui solidement), compétiteurs « étrangers » bien que français oeuvrant au sein d’un sport qui porte en lui une tradition régionale, patrimoniale, dans un coin de France dont ils ne sont pas directement originaires, Jawad Bekloul et Belkacem Benhaddou semblent chercher à tout prix (surtout le second) à triompher pour être intégrés, ceci au détriment de leur corps ou de leur vie personnelle, dans une logique qui serait d’ordre presque sacrificielle. Les plaies que leur sport provoque, les claquages dont ils semblent n’avoir cure (la dernière course camarguaise du film), les encornements qui les blessent grièvement mais qui ne les éloignent finalement que très ponctuellement des arènes ressemblent à un violent prix à payer pour simplement exister et être considérés dans une France rurale devenant hostile une fois terminé le spectacle taurin.

Patrimoine (©Vues du Québec Distribution)

Evitant le reportage de type Des racines et des ailes sur le chemin duquel il semble dans un premier temps mettre les pieds, sans non plus chercher l’audace formelle d’un film comme Continental Circus (Jérôme Laperrousaz, 1971) qui raconte cependant le même instinct de mort que lui en le transposant dans le milieu des courses de motos, Une jeunesse française s’avère avant tout être le portrait touchant de deux jeunes hommes s’acharnant à exister aux yeux du monde et de la population les entourant, et qui, sans leur maîtrise de leur art et de leur sport, seraient à la fois invisibles comme individus et trop visibles comme enfants d’immigrés. Le titre du film de Jérémie Battaglia intrigue et pose question : Jawad et Belkacem ne seraient-ils pas des personnifications du besoin de reconnaissance de l’ensemble des Français descendants d’immigrés de deuxième ou troisième génération ?

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A propos de Michaël Delavaud

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