Guy Maddin manquait dans le paysage cinématographique. Le choc de La Chambre Interdite avait déjà dix ans. The Green Fog, en 2017, collage ludique et expérimental autour du San Francisco cinéphile restait un mash-up dans lequel aucune image n’appartenait à Maddin. On connaît combien il est difficile pour un tel cinéaste de monter des projets. Et voilà que Rumours s’annonce. Wait a minute…

Une Cate Blanchett au brushing impeccable, un sommet du G7, une photographie réaliste… Suspense et appréhension se disputent la vedette, avant qu’une confiance totale en Guy Maddin ne s’installe et ne nous incite à tout laisser de côté pour se laisser cueillir par cette nouvelle proposition. La méfiance se dissipe aussi rapidement que le réalisme, et le trompe-l’oeil d’une direction photo de journal télévisé, c’est à dire en quelques minutes. Maddin est malicieux : le réalisateur des sublimes The saddest music in the world, Careful et Archangel feint d’avoir vendu son âme au diable contemporain pour mieux nous égarer et jeter l’époque à la poubelle.

Comme pour La Chambre Interdite, nous retrouvons le trio constitué du réalisateur de Winnipeg et des frères Evan et Galen Johnson, partageant à parts égales l’écriture et la réalisation. La talentueuse entité tricéphale accouche d’une œuvre hybride maniant les tonalités avec l’agilité et le sens du spectacle d’un cracheur de feu. Un solennel générique nous présente un à un les sept leaders des plus grandes puissances mondiales, réunis à Dankerode, en Allemagne, pour leur traditionnel sommet. Sous la houlette de la chancelière allemande (Cate Blanchett), une procession s’engage depuis le château jusqu’au kiosque niché en pleine forêt devant abriter leur atelier d’écriture de la déclaration préliminaire concernant la crise sévissant actuellement.

Copyright Bleecker Street

Là où le trio aurait pu prendre le temps d’installer une situation pour ensuite la pervertir, le ver sort tout de suite du fruit : tandis que nos sept héros se dirigent vers le kiosque, soit en tout début de film, la promenade prend une tournure un peu spéciale ; quelques mots échangés entre le Premier Ministre du Canada et celle du Royaume-Uni laissent entendre une relation quelque peu contrariée, le Président français et la chancelière allemande se mettent d’accord pour affirmer une position suffisamment claire, mais pas trop non plus… L’intime a bouffé le politique et l’imaginaire a avalé le réel. Les politiques sont rongés par leurs problèmes personnels de leurs histoires de cul contrariées, leurs fragilités et leur peur de la mort. Roy Dupuis l’acteur fétiche de Maddin, fait un sacré vieux beau, un Don Juan canadien toujours aussi bon amant malgré ses moments taciturnes. Le grand Charles Dance incarne un président des Etats-Unis comme on en fait plus depuis les années 60 et n’aspirant d’ailleurs qu’à quitter ce monde, tandis que sous les traits du toujours aussi bon Denis Menochet le représentant français sera le premier à faire les frais de la terreur indicible. Rumours sera ainsi en décalage perpétuel. Pour maintenir cet état de grâce tout au long du film, le trio s’appuie principalement sur deux éléments : l’interprétation, et les dialogues. L’alchimie entre le verbe et le jeu confine dans Rumours à la délectation pure et simple. Chaque ligne de texte, chaque mimique se savoure.

Se laisser bercer par des mots et des images, voilà ce qu’offre Rumours. L’écriture solide se fait si fluide que tout autour de nous disparaît. Sous ses aspects terriblement différents de La Chambre Interdite, ce nouvel opus nous plonge finalement dans un état de contemplation quasi similaire. Si l’image n’est pas triturée, et que le récit n’est plus gigogne mais linéaire, le même sentiment d’étrangeté, pourtant, affleure. Une fois encore nous traversons un long rêve inquiétant et sensuel, où poésie et trivialité s’enlacent en toute liberté. Cette frontalité de la rabelaiserie qui génère une beauté aussi drôle qu’atypique est neuve dans le cinéma de Maddin, neuve dans le cinéma tout court. Combien d’entre nous ont vu des créatures se masturber frénétiquement et joyeusement derrière des arbres ?

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La nuit remue, les arbres bruissent et les personnages perdent leurs repères pour notre plus grand plaisir. La tonalité fantastique ne dit pas son nom mais se tapit bel et bien dans l’ombre. La momie des marais du tout début du film charrie un imaginaire qui contamine le récit, et, à mesure que la nuit tombe, le mystère s’épaissit. Déambulation nocturne en forme de survival poétique, Rumours se révèle plus onirique que satirique – est-il besoin que l’on nous rappelle que les dirigeants de ce monde ne sont autre chose que des guignols ? –, très drôle, profondément mélancolique et empreint d’une inquiétude particulièrement communicative qui nous révèle à notre hantise du présent, qu’elle soit métaphysique ou géopolitique. Elle est peut être là l’éternelle beauté du cinéma de Maddin dans cette capacité de l’imaginaire à sortir du monde tout en le traduisant. Ainsi Rumours devient presque une clé pour saisir son cinéma. Usant à la fois de gimmicks (la musique dramatique lorgnant constamment du côté du soap opera) tout en révélant son lot de surprises (Guy Maddin a définitivement quelque chose avec les cerveaux), le film réussit à surprendre constamment tout en s’inscrivant d’emblée comme un film-doudou, dans lequel on continue à cheminer bien longtemps après la fin de la projection.

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Avec son casting et sa production le destinant à un légèrement plus vaste public, Rumours demeure pourtant un objet unique, iconoclaste, parfaitement imparfait et terriblement attachant. Un film-rêve jubilatoire, qui nous incite à rire avant le désastre, venant audacieusement compléter la filmographie si riche et si particulière de Guy Maddin.

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