Hadas Ben Aroya – « People that are not me »

Projet de fin d’étude à l’université de Tel-Aviv, révélé au festival de Locarno il y a deux ans dans la section Signs of life, People that are not me est le premier long métrage de la réalisatrice Hadas Ben Aroya.

Ce film questionne avec délicatesse ce qu’est aimer. Mais aussi avec une sincérité désarmante. La cinéaste expose son intimité (et d’autant plus qu’elle incarne le personnage principal). Une intimité singulière qui vient alors interroger la nôtre et nos propres contradictions.

© Wayna Pitch

Joy est une jeune femme de Tel-Aviv qui multiplie les rapports occasionnels avec des garçons afin d’oublier son amoureux qui l’a abandonnée. La scène d’ouverture, frontale, tournée en plan-séquence, donne le ton : assise nue devant l’écran de son ordinateur, Joy filme sans pudeur sa déclaration amoureuse à ce petit ami qui ne veut plus la voir. L’Autre, celui qu’on aime, comme plus tard dans le film l’ Autre qu’on rencontre fortuitement, celui à qui on s’adresse, avec qui on danse, sont autant de «gens qui ne sont pas elle». Le film pose alors cette contradiction du rapport amoureux: «Rencontrer un homme, c’est être tenu en éveil devant une énigme» (1). Aussi comment surmonter cette solitude radicale ? Comment créer une intimité avec l’autre ?

L’intimité est cet espace où je ne suis qu’avec moi-même, le lieu où je ne suis pas sous le regard de l’autre : cette part indéniable qui ne peut être donnée.  Mais Joy est justement une jeune femme, aérienne, spontanée, animée par cette volonté d’entrer en relation depuis ce lieu des profondeurs, depuis sa vérité.

Elle va alors faire de la sexualité un espace de dialogue possible qui conduit au désir et à l’amour. Et c’est certainement là que le film est subversif et remarquable. Beaucoup de cinéastes aujourd’hui font du corps la «résolution». Or la sexualité peut ouvrir à une rencontre. Le désir sexuel précède mais peut être déclencheur d’un sentiment. D’ailleurs la délicatesse avec laquelle la cinéaste filme le rapport sexuel en témoigne. Joy rencontre Nir dans la rue, par hasard. Ils boivent un verre ensemble puis se retrouvent au lit. L’intimité dans cette très belle et longue séquence entre Nir et Joy est moins celle des corps qui se rapprochent que celle de leurs mots. Les deux personnages, qui pourtant se connaissent à peine, parce qu’ils sont passés par le corps, ont une conversation qui crée entre eux une véritable intimité. La nudité réelle est cette mise à nu. Comme l’était dès la séquence d’ouverture la déclaration «impudique» de Joy à son petit ami, sa confession intime. Ce que ce moment d’intimité recèle de plus étonnant est l’écart dans lequel il se donne, cette équivalence surprenante entre l’intériorité et l’extériorité.

Si la sexualité a cette force libératrice, élargir les perspectives amoureuses comme autant de possibles dans un débordement ardent ou extravagant n’en n’est pas moins douloureux. Dans le flux et reflux de l’existence de Joy, aucune stabilité ne caractérise ses attachements: la réalité de l’amour demeure incertaine. Le désir est fluctuant et «peu d’êtres savent qui vous êtes. Pourtant, ce n’est pas que vous soyez verrouillé, que vous refusiez le contact, ayez peur du regard qui pourrait se glisser en vous. Non. Ce sont ceux qui ne désirent pas recevoir plus que ce qu’ils vous ont permis de leur donner» (2) qui font vaciller toute certitude et maintiennent en déséquilibre. Et le film interroge aussi cela. Comment répondre à la demande de l’autre sans envahir son intimité ? Peut-être aussi que l’insistance des réseaux sociaux dans la vie sentimentale de cette jeunesse urbaine, au-delà de refléter les changements des usages amoureux aujourd’hui, dit une lâcheté certaine à prendre le risque de l’autre et de l’amour ? N’est-il pas plus confortable de recréer l’autre sans cesse en l’imaginant, en l’inventant plutôt qu’en le choisissant ?

© Wayna Pitch

Ce film est un portrait intime et pourtant il questionne notre propre intimité. L’intime est peut-être le lieu de la solitude la plus originaire :  il est l’acceptation que l’autre n’existe pas pour nous, demeure opaque à notre savoir. L’intime est le lieu où cet autre peut déployer des possibilités de son être que nous ignorons. Et pourtant aimer, c’est entrer en relation l’un avec l’autre depuis ce lieu. Poser ces questions, c’est poser aussi un regard plein d’une tendre ironie,  sans voyeurisme, sans jugement sur nos attentes amoureuses et nos désirs. People that are not me est un film qui prend le risque d’interroger cette expérience fondatrice de l’intime. Et c’est merveilleux.

  1. Emmanuel Levinas
  2. Charles Juliett

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A propos de Maryline Alligier

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