Francis Lee propulse ses personnages dans un environnement âpre dont il radicalise les traits. Le quotidien difficile des petits exploitants du Yorkshire pose le cadre d’un récit d’apprentissage qui travaille les contrastes sans les opposer. La peinture de la vie paysanne, au réalisme très appuyé, permet au cinéaste de construire un film qui évolue au rythme de la respiration de son héros, longtemps étouffée, enserrée, explosant parfois, se comprimant à nouveau, se libérant enfin.

Jeune mâle enfermé dans son enclos, coincé dans une ferme dans laquelle on attend presque tout de lui (mère disparue, père amoindri par un AVC, grand-mère veillant au grain), Johnny ronge son frein avant de s’abrutir le soir au pub du coin. Mal dompté, consommant le sexe comme la bière lors de coïts sans lendemains, le jeune homme semble voué à un destin auquel il se refuse encore.

Lorsque Gheorghe apparaît, tout se trouve en place pour le bouleversement attendu. La maîtrise de Francis Lee consiste alors à répondre aux attentes tout en déplaçant le jeu. La première étreinte improbable, deux corps se débattant dans la boue, s’affranchit de tout réalisme pour imposer un érotisme électrisant et brutal. Il faut en effet qu’un dompteur conduise Johnny à accepter de devenir le jeune homme qu’il n’a jamais été, il faut que Gheorghe gravisse une colline pour que Johnny le rejoigne et perde son regard dans l’horizon des landes.

Après une première partie presque convenue, mais réussie, la narration surprend par la justesse et la générosité avec laquelle elle conte le début de l’histoire d’amour : pas de repli ou de rejet de la part de Johnny, pas de rebuffade mais un glissement enfantin et une acceptation de la tendresse que Gheorghe lui impose. Respirant à pleins poumons, se sentant enfin libre, le jeune homme ne mesure pas encore à quel point sa perception du monde change.

La mise en scène adopte le parti pris animal du film. La caméra doucement mouvante, le travail sonore épuré et précis, la volonté de rendre compte de la beauté des paysages sans « faire beau », la manière de filmer simplement les corps nus et de capter un sourire, un regard, une main posée sur la peau, épouse les respirations narratives. Le cadre étouffe comme il ouvre le regard, se resserre sur un détail, reprend un bol d’air, se pose un instant.

De quasiment tous les plans, Josh O’Connor se métamorphose constamment. Semblant parfois très jeune ou beaucoup plus âgé, magnifique de beauté brute ou presque laid, il nourrit Johnny d’une profonde densité. Dans un registre moins contrasté, Alec Secareanu lui fournit un parfait contrepoint en incarnant une sorte d’imparable sagesse. Tournant de manière chronologique, le cinéaste permet à ses comédiens d’enrichir leurs rôles au fur et à mesure que le récit avance. Assortie d’une période d’immersion durant laquelle les acteurs ont travaillé dans des fermes, la méthode porte ses fruits et densifie une histoire par ailleurs très simple. Subtilement esquissés, les personnages du père et de la grand-mère se débarrassent des clichés pour lui apporter une richesse supplémentaire : s’il s’agit de préserver l’essentiel, le bonheur de Johnny en fait aussi partie.

La rigueur formelle et narrative de Seule la terre met à nu un fil romanesque à la puissance savamment contenue dont les éruptions vives bouleversent sans feinte. Dans sa volonté d’inscrire une histoire d’amour homosexuelle dans la campagne de son enfance, Francis Lee réalise un premier long métrage d’apparence rude mais profondément délicat. Loin du paradoxe, cette dualité signe la singularité du film.

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